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"La démocratie s'arrache" : Driss Benali, économiste
Publié dans Les ECO le 07 - 03 - 2011

Les Echos quotidien : Durant les 20 derniers jours, plusieurs mesures ont été mises en place pour ne citer que l'installation du Conseil économique et social, du Conseil national des droits de l'Homme, la libération du colonel Terhzaz... Difficile de ne pas établir un lien avec le 20 février. Quelle lecture faites vous de ces actions ?
Driss Benali : Faisons la part des choses, le CES est déjà prévu dans la Constitution. Ce n'est donc pas un évènement. Et celui-ci n'a qu'un rôle consultatif. Pour la libération du colonel Terhzaz et la constitution du CNDH, on peut estimer que c'est une volonté de départ, mais ça ne correspond pas encore à ce que la rue demande. On ne peut pas encore parler de réformes. Ce sont des petites mesures destinées à détendre l'atmosphère. Un premier signal qui est relativement encourageant, mais qui reste très en deçà de ce que demandent les gens.
Comment concevez vous l'évolution des événements ?
Je parlerais d'une nouvelle dynamique, que la rue a créée, faite avec beaucoup de lucidité et de tact. La rue demande des réformes, elle n'est pas au stade où on demande le changement de régime. Maintenant il appartient à l'autre côté de bien saisir le message et d'agir en conséquence. Après tout, vous savez bien ce qui arrive quand il n'y a pas de réforme. S'il n'y a pas de réforme, il y a autre chose, et je préfère ne pas en parler. En Tunisie et en Egypte, au départ, les gens demandaient des choses simples. Mais comme les gouvernants se sont montrés inflexibles et étanches, les revendications se sont développées. J'espère qu'on n'en arrivera pas là, et pour ça, je crois que l'espace culturel auquel nous appartenons est profondément secoué par une lame de fond, qu'on ne peut éviter. On ne peut pas fermer les yeux en ressassant leurs petites phrases du «Maroc spécifique» et de «l'exception marocaine». C'est ridicule, même la Suède ne peut pas se considérer comme exception dans le monde. Et pourtant Dieu sait que la Suède est le pays le plus stable.
Donc, il y a urgence de réformer tous les aspects de la politique marocaine ?
La réforme doit atteindre la monarchie. La modernité est la démocratie, l'égalité, les droits de l'homme et la répartition des pouvoirs. Toutes les monarchies de l'autre côté de la Méditerranée règnent, mais ne gouvernent pas. Bien évidemment au Maroc, on ne peut pas faire ce passage brutalement. Mais il faut établir une feuille de route avec des réformes bien précises, qui distribue le pouvoir et redynamise la vie politique, lequel est maintenant terne, avec des acteurs médiocres.
Des intellectuels se sont réunis à Rabat, la semaine dernière, et ont estimé que c'est parce que la monarchie intervient dans toutes les facettes de la vie politique, que les autres acteurs politiques sont inertes, et non l'inverse. Êtes-vous d'accord avec ce point de vue ?
Je dirais que la monarchie, de par son fonctionnement, a littéralement écrasé cette élite politique. L'année 2002 était un changement de cap malheureux. Hassan II avait compris qu'il fallait évoluer et faire des concessions, et aller vers un autre système. Il a ouvert la voie de l'alternance, une parenthèse qui a été fermée en 2002. À partir de cette année là, les choses ont pris une autre tournure. La monarchie a fait systématiquement appel aux technocrates. Or, le complexe du technocrate est d'écraser le politique, puisqu'il ne dispose pas de la légitimité que peut avoir le politique. Le technocrate est un exécutant au service de l'Etat. Or, il s'est mis en tête d'éliminer la politique et de devenir lui même un politique. Alors, on commence à déplacer des gens dans des partis, à parachuter les uns et les autres, et à littéralement laminer la vie politique, et chercher à domestiquer tous les partis. En conséquence, on a une vie politique terne, et il faut la changer.
Et que pensez-vous de ceux qui disent que le paysage politique n'est pas prêt pour le changement ?
Qui leur permet de dire ça ? Jamais dans l'histoire du Maroc, 53 villes ne sont sorties dans la rue. Je crois qu'ils sont en train de devenir prisonniers de leurs propre logique, en ressortant ce genre de phrases et de mots qui ne signifient rien. Ils ont finalement cru que cette société était inerte, morte et incapable de changer. Et puis d'un coup, tout ce monde est sorti. La société marocaine recèle énormément d'énergies nouvelles et elle a envie de pouvoir passer à la modernité. Beaucoup de couches sociales, surtout parmi les jeunes, ouvertes à la mondialisation et à la communication, qui savent ce qui se passe dans le monde, sont devenues plus exigeantes. Maintenant, il faut que le produit soit de qualité. Je pense que ceux qui sont en train de soutenir que la société n'est pas encore prête, sont en retard de plusieurs guerres.
Peut-on comparer ce qui se passe actuellement au Maroc avec une autre situation de son histoire récente ?
À part 1965, où les gens sont sortis pour revendiquer le service public de l'enseignement, le reste des secousses sociales étaient des émeutes de la faim. Mais jamais les Marocains ne sont sortis massivement pour demander l'entrée dans la modernité avec la liberté, l'égalité... Aujourd'hui, nous voulons passer d'un Maroc traditionnel, dominé par le Makhzen, et reposant sur l'allégeance et l'obéissance vers un Maroc nouveau, dont les bases seraient la liberté et la démocratie.
Alors, concrètement, quels sont les acteurs politiques qui peuvent porter ce changement ?
Le Maroc souffre de plusieurs crises.Une crise de l'élite politique, de leadership et une crise de confiance, je dirais même une crise de valeurs. Ces crises se conjuguent et font que les acteurs sur le terrain ne sont plus crédibles. Mais il y a d'autres acteurs qui sont en train de monter en surface. Regardez ce qui se passe en Egypte, on vient de nommer un Premier ministre issu des manifestants. C'est une autre force, sortie du terrain, c'est nouveau. Les Tunisiens ont maintenant des contre-pouvoirs extraordinaires. Ils ont éliminé le Premier ministre Ghannouchi, et à chaque fois, ils demandent des comptes. Leurs sociétés deviennent exigeantes.
Ce n'est pas le cas des partis traditionnels marocains, qui sont effacés, avec un leadership extrêmement faible et médiocre. Il ne faut pas en espérer beaucoup de choses, à moins qu'ils ne fassent leur autocritique et permettent l'émergence d'un nouveau leadership.
Le journal Akhbar Al Yaoum du vendredi a titré «La revendication de réformer la Constitution qui était le propre de la gauche, s'est transformée en demande de la rue». Voyez-vous en cela un retour de la gauche marocaine ?
La gauche a démissionné de ses fonctions. J'étais le président de l'association Alternatives». Et en 2007, cette ONG était la seule à parler de réforme constitutionnelle, et on a eu une opposition farouche, de la part des partis de gauche, disant que ce n'était pas le moment. Cette réforme remonte de loin, c'était une réforme de la gauche quand il y avait encore une gauche. Et c'est vrai, aujourd'hui, la rue a fait sienne cette revendication. Voyant que les acteurs traditionnels sont incapables de porter ces demandes, c'est la rue qui s'en est chargée.
Sur le volet économique, vous avez plaidé pour une redistribution des richesses. Est-ce possible, sans retour sur le passé et sans comptes à rendre ?
Tous les problèmes issus de l'économie sont des problèmes de répartition. Il ne s'agit pas d'assurer une croissance économique, mais bien de répartir les fruits de cette croissance. L'objectif d'une politique économique est d'aboutir à une cohérence sociale.
Or dans le Maroc d'aujourd'hui, 20% de la population dispose de 50% du revenu national, et 20% les plus pauvres ne disposent que de 5%. Bien évidemment, il y a des tentatives, il y a l'INDH... Mais ce n'est pas du tout suffisant. Les vraies mesures doivent reposer sur un assainissement de l'économie. D'abord, la rente. Il y a des tas de gens qui disposent d'énormément de privilèges. Les licences d'alcools, les agréments de taxis et de cars, il y en a qui ont des fermes de la Sodea/Sogeta... des autres sont en train de souffrir ! Au nom de quoi ces privilégiés ont-ils ces privilèges ? Un rentier est un parasite, c'est quelqu'un qui vit au détriment de la société, sans créer de valeur ajoutée. Il faut éliminer la rente. On a créé le Conseil de la concurrence, il doit avoir une capacité décisionnelle ! La reine Elisabeth a des affaires, mais elle est considérée comme n'importe quel investisseur. Aujourd'hui même, il y a toujours des gens qui reçoivent des terres contre un dirham symbolique, et en engrangent d'énormes bénéfices. On a même délogé les animaux d'un zoo pour faire des affaires. Tout ceci doit disparaître.
Par ailleurs, le Maroc est très mal placé dans la corruption. On voit ce fléau partout. Et là aussi, on a créé un Conseil, dont le président a déjà affirmé qu'il ne peut pas faire quoi que ce soit du fait de la nature consultative de cet organe. Il faut un nouveau système de gouvernance, avec un appareil juridique sain et indépendant. Et puis, la grande réforme qu'il faut, c'est celle de l'enseignement. C'est le grand malheur du Maroc de ces dernières années. L'école était le seul moyen pour l'individu de monter les échelons sociaux par ses propres capacités. Or, l'école ne joue plus ce rôle. Celui qui naît pauvre au Maroc a 99% de chances de mourir pauvre. À l'époque, l'école marocaine permettait aux personnes modestes de grimper les échelons.
Comment avez-vous perçu, le 20 février dernier, les slogans contre Fouad Ali El Himma et Mohamed Mounir Majidi, l'un contre son «emprise sur le champ politique», et l'autre pour sa «mainmise sur le monde des affaires» ?
Il y avait aussi un grand homme d'affaires, et lui même dénonçait la chose. Je ne vois pas la nécessité que Majidi soit le chef d'orchestre du monde économique. Que ce soit lui ou quelqu'un d'autre, je crois que ce rôle ne doit pas exister. Dans une économie qui se prétend libérale et de marché, les règles doivent être définies par ce même marché. Je ne vois pas comment ce personnage peut à la fois étendre l'empire de SNI et ONA et à la fois distribuer des privilèges. Pourquoi vouloir monopoliser l'économie et la politique ? On peut tomber dans le modèle Ben Ali, on tue la vie politique et on dispose de l'économie. Ben Ali est éliminé en Tunisie et nous, nous allons le remettre en place ? Quelle est la nécessité de ce parti? (PAM, ndlr). Ahmed Réda Guedira avait entrepris la même chose en 1963, mais c'était pour défendre la monarchie qui était contestée. Or, la monarchie actuellement n'est pas contestée. Il faut laisser la politique libre, la monarchie doit rester à équidistance de tous les mouvements politiques.
Majidi et El Himma font profil bas depuis les évènements. Le silence est-il un message en soi, selon vous ?
Je ne suis pas dans le secret des dieux. Mais je ne sais pas s'ils attendent que la tempête passe pour refaire surface. On sait bien ce qui se passe au Maroc... Je pense qu'il faut, sur le plan institutionnel, qu'une décision en haut-lieu puisse leur signifier qu'ils n'ont plus de rôle à jouer, en tout cas pas de cette manière. Ce n'est pas la proximité du Palais qui permet d'exercer l'hégémonie sur la société. Comme en économie, il faut qu'il y ait un marché libre, il doit y avoir un marché politique aussi. Et que le meilleur gagne. Ces personnages du vieux Makhzen, même s'ils sont déguisés en costumes modernes, ne doivent plus rester dans le décor, ni politique, ni économique.
On a vu quelques sorties de Horani de la CGEM. Les patrons sont-ils capables de jouer un rôle dans cette nouvelle dynamique ?
Jusque là, les patrons étaient des suiveurs. Un seul d'entre eux a, une fois, cherché à dire tout haut ce que les autres pensaient tout bas, en l'occurence Hassan Chami. On lui avait diligenté un contrôle fiscal et il a retrouvé tout de suite après, un calme religieux.
Il y a des entrepreneurs honnêtes, il y a des entrepreneurs voyous, qui exploitent femmes et enfants. Le patronat n'a pas joué totalement son rôle. C'est un patronat soumis. Aujourd'hui, le patronat doit d'abord conquérir son indépendance et apparaître comme un corps de la société civile, et un contre-pouvoir. S'il continue dans cette approche, il n'aura aucune valeur ajoutée pour le monde politique.
S'il était question de schématiser, de votre point de vue, quelle est la hiérarchie des urgences et des priorités pour passer à ce Maroc moderne?
Le problème est politique et pas seulement économique. D'abord, la révision de la Constitution, sur la base d'une philosophie de départ. Une philosophie reposant sur la répartition des pouvoirs, équitable, de manière à revitaliser la vie politique, et la redynamiser. De ce point de vue, des articles comme l'article 19 ne doivent plus exister. Les compétences du Premier ministre doivent être renforcées, l'indépendance des partis et des mouvements politiques garantie... Deuxième stade, la gouvernance doit être revue ou corrigée. Troisièmement, il faut que cette nouvelle Constitution permette de passer du sujet traditionnel au citoyen. Un citoyen qui dispose de ses droits de l'homme et de ses libertés, et qui ne dépende pas de l'arbitraire de qui que ce soit. L'allégeance, la sacralité, sont des choses tout à fait dépassées. Il y a une seule chose sacrée dans le monde moderne, c'est la liberté.
La monarchie parlementaire est-elle la solution ?
Nous avons déjà une monarchie constitutionnelle. La monarchie peut être absolue et constitutionnelle. La monarchie parlementaire est que la légitimité émane des urnes, et que le Premier ministre ait des pouvoirs réels, de manière à pouvoir être contrôlé.
Le contre-pouvoir doit-il être maintenu ?
La démocratie ne se donne pas, elle s'arrache. Personne dans le monde n'a donné spontanément, de lui-même, quelque chose. C'est la logique dans le monde entier. Toute la politique repose sur le rapport de force. On ne peut rien obtenir sans pression et sans exigence.
O.R


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