La gauche, en perte de repères, tourne le dos à la réalité. C'est l'avis de Driss Benali qui fustige l'opportunisme en politique. Pour le président d'«Alternatives», le PJD fait figure d'acteur sérieux du champ politique marocain. ALM : Quel regard portez-vous sur les derniers événements de Casablanca et le retour des menaces terroristes ? Driss Benali : Je porte le regard que porte tout le monde. Le Maroc est dans la ligne de mire des mouvements islamistes. Il doit doubler de vigilance qui ne doit pas être seulement le fait des services de sécurité, mais de toute la société. Il va de soi que cette vigilance doit être présente tout le temps dans l'esprit des gens. Le Maroc doit en plus faire l'effort de s'attaquer aux racines du mal, continuer à agir pour réduire la fracture sociale et mener à bien la lutte contre la pauvreté et la précarité. On doit également libéraliser et démocratiser davantage le pays de façon à ce que tous les citoyens se sentent impliqués et constituent un barrage à toute tentative qui essayerait de mettre en cause la stabilité et la liberté auxquelles ils aspirent et veulent accéder. Vous appelez à un ressaisissement de la gauche. Cette dernière n'a-t-elle pas honoré ses engagements ? Les forces de progrès traversent un moment de crise à plusieurs facettes. D'abord, il y a une crise de repères qui est là depuis la chute du Mur de Berlin. On a le sentiment que ces forces ont du mal à s'adapter à la nouvelle réalité et à agir en conséquence. Le deuxième aspect de cette crise a trait au leadership. Il ne faut pas oublier que, dans le contexte marocain, on a toujours cette culture du «Zaïm», du leader et du chef charismatique qui incarne certaines valeurs et qui sert de guide. Je citerais, pour l'exemple, Allal El Fassi et Mehdi Ben Barka. Les forces de progrès présentent également une crise au niveau de leurs assises sociales. A un certain moment, il était plus facile de distinguer les partis en fonction de leurs bases sociales. Aujourd'hui, mis à part les islamistes qui ont une forte implantation dans les milieux populaires et qui peuvent prétendre parler au nom du petit peuple, les autres partis représentent généralement une base sociale hétéroclite qui peut aller du notable du pouvoir au gauchiste, en passant par toutes sortes de catégories. La dernière crise, à mon avis, est une crise de comportement. Avant, les partis s'appuyaient sur une base de militants pour exercer leurs activités et s'implanter, s'enraciner dans la vie sociale et politique. Aujourd'hui, les partis politiques «se professionnalisent» et se dissolvent dans un jeu politique opaque avec des règles de jeu peu claires où l'opportunisme, au sens primaire du terme, devient la seule qualité des hommes politiques. Là encore, les islamistes font exception. Ils sont les seuls à avoir les militants du type classique. C'est ce qui fait leur force et explique leur enracinement dans la société. La gauche, elle, donne l'impression d'être incapable de se remettre en cause et de s'adapter à une réalité qui change rapidement, qui l'interpelle, qui exige d'elle une nouvelle approche et une nouvelle manière de se comporter, mais à laquelle elle tourne le dos. Il est évident que le Maroc, depuis le vote de la Constitution de 1996, n'a pas trouvé de réponse claire à une question urgente : comment se gouverner et comment jouer le jeu politique et démocratique sans se renier et sans se figer. Vous vous prononcez également pour un rapprochement entre les forces de progrès et le Palais. Pourquoi une telle option ? Le rapprochement ne veut pas dire renonciation à ce qu'on est. Autrement, ce n'est plus un rapprochement, mais une reddition. Dans ce cas, personne ne peut en tirer profit. Le Palais et les partis politiques ont tout intérêt à ce que le jeu politique soit franc et clair pour pouvoir disposer à la fois d'une masse critique nécessaire au progrès et de réels contre-pouvoirs sans lesquels il n'y a pas de démocratie. La Constitution a déterminé les fonctions des uns et des autres. Il faut d'abord respecter cette question à la lettre. Qu'il y ait un gouvernement qui assume pleinement son rôle, qui émane des urnes et qui est comptable de ses décisions devant un Parlement responsable. Pour vous, une révision de la Constitution est-elle urgente ? Et quels sont les aspects qui vous paraissent les plus prioritaires ? La réforme constitutionnelle doit être une pratique permanente parce que le Maroc est un pays en transition. Or, qui dit transition, dit aussi des étapes. Chaque étape doit être marquée par une avancée institutionnelle ou constitutionnelle. Les élections sont, à mon avis, une occasion particulièrement recommandée pour faire cette réforme. Il faut bien préciser toutefois que le Maroc a élargi des espaces de liberté, mais il n'est pas encore démocratique. La démocratie est encore un projet d'avenir. Elle suppose la participation à la décision. Celle-ci reste fortement concentrée. Par ailleurs, les responsabilités sont parfois «diluées» parce qu'on a un Roi qui règne et gouverne et un gouvernement qui gouverne. Par conséquent, la frontière entre les deux institutions n'est pas très nette dans la pratique politique, surtout avec un ministre technocrate et dont la seule légitimité émane du Roi. Dès lors, le sentiment qui prévaut est que le gouvernement exécute les décisions du Roi plus qu'il ne gouverne. Parmi les propositions que vous soumettez au débat figure la dissolution du ministère des Affaires islamiques et son remplacement par une instance présidée par le Souverain. Quels sont vos arguments pour une telle issue ? Il y a la religion comme comportement moral et culturel et il y a la vie politique. Le Roi, étant Commandeur des Croyants entouré d'un Conseil des oulémas, doit veiller au respect de la religion. Toutefois, cette dernière ne doit pas devenir une sorte de supermarché où chacun peut dire n'importe quoi et s'improviser «mufti». La religion a ses experts qui veillent aux interprétations et aux pratiques. Elle n'est pas une idéologie. Elle relève de la morale d'une nation. La vie politique, elle, obéit à d'autres normes. Dans ce cas, on ne peut pas avoir un ministère des Affaires islamiques, mais deux puisqu'on a aussi des concitoyens de confession juive. Ce département peut toutefois gérer les biens habouss comme au début de l'Indépendance. La religion, pour résumer, doit rester ce qu'elle est. Le Maroc compte également des forces politiques qui n'épousent pas forcément les choix que défend votre association. Quel traitement pourrait-on, par exemple, réserver au PJD dont les responsables ne parlent pas tous le même discours ? Le PJD est un parti qui accepte le jeu politique, qui ne remet pas en cause la Constitution, ni le jeu démocratique. Le seul inconvénient avec ce parti est que l'essentiel de son discours demeure à connotation religieuse. Il veut devenir un parti à l'image de ce qu'on appelle, en Europe, les démocrates-chrétiens. On dispose aussi de l'exemple de la Turquie où l'on retrouve un parti similaire. Dans ce sens, les deux pays offrent beaucoup de similitudes : en Turquie, l'armée veille au respect de la laïcité constitutionnelle alors qu'au Maroc, la monarchie veille au respect de la Constitution et des règles du jeu, puisque le Roi est arbitre en même temps. Il n'y a pas lieu de s'inquiéter du rôle du PJD. La seule chose qui gêne les autres partis politiques est qu'ils ont en face un concurrent sérieux qui risque de les éclipser. Par ailleurs, ils continuent à agiter l'extrémisme du PJD en l'utilisant comme un épouvantail pour garder leurs places au soleil. En général, comment voyez-vous la carte politique au Maroc après les élections de septembre prochain ? Les Marocains ne sont pas tellement intéressés par les élections parce qu'ils n'en perçoivent pas l'enjeu. On ne peut pas mobiliser les citoyens pour accomplir une formalité dont l'issue paraît floue et ambiguë. Il n'y a pas de projet de société qui s'impose et qui éclaircit les horizons d'avenir. Les citoyens ont le sentiment qu'il n'y a que des stratégies individuelles et des calculs politiques à courte vue visant à satisfaire les ambitions d'une classe politique peu porteuse d'idéaux nouveaux. Sur le plan économique, vous évoquez un grand retard pris par le Maroc par rapport à des pays ayant eu naguère le même niveau de développement. Que préconisez-vous pour sortir de cette situation ? La croissance est une dimension nécessaire pour le pays. Ce dont le Maroc a besoin en économie, c'est d'éliminer un certain nombre de tares qui ne lui permettent pas de percer sur le volet économique. Il faut marquer une rupture avec la rente, la corruption, un système de gouvernance défaillant et un capital humain sous-valorisé. Si le Maroc n'arrive pas à donner une réponse adéquate et rapide à ces tares, il aura du mal à devenir une économie émergente. Le parcours d'un économiste Driss Benali est né à Rabat en 1946. Il fait l'essentiel de ses études dans la capitale du pays avant de mettre le cap sur Grenoble en France pour parachever un brillant parcours académique. Il a d'ailleurs enseigné à l'université de Grenoble avant de revenir au Maroc pour, entre autres, enseigner à Rabat et Casablanca. Economiste de renom, Driss Benali, a pris sa retraite lors de la dernière opération des départs volontaires pour se lancer dans le consulting. Marié et père d'un garçon, le Pr. Benali est président d'«Alternatives» depuis un peu plus de cinq ans. Il a succédé à ce poste à Abdelali Benamour.