La banque centrale s'apprête à livrer un diagnostic monétaire attendu de pied ferme par les observateurs. Sans surprise, le statu quo devrait prévaloir sur le taux directeur, mais les signaux envoyés par l'institution seront examinés de près. Face aux fragilités du moment (inflation sous pression, distorsions de la chaîne de valeur…), chaque signal émis par Abdellatif Jouahri sera scruté à la loupe dans un contexte où l'économie nationale évolue sur une ligne de crête. Cap sur les arbitrages qui façonneront la trajectoire économique pour l'année en cours. Un statu quo monétaire dicté par la prudence Le Conseil de Bank Al-Maghrib maintient son taux directeur inchangé à 2,50%. Un choix qui, loin d'être anodin, traduit une lecture mesurée de l'environnement économique. Après un cycle marqué par une décélération de l'inflation – tombée de 6,1% en 2023 à 1% en 2024 –, l'institution monétaire joue la carte de la stabilité. Si l'inflation est sous contrôle, elle demeure néanmoins sujette à des pressions diffuses. Le pari est risqué. Un relâchement prématuré des conditions monétaires pourrait réveiller une inflation dormante, tandis qu'un durcissement excessif risque de ralentir la reprise. Bank Al-Maghrib semble donc opter pour une voie médiane. Croissance économique soutenue par un ciel plus clément L'économie navigue entre espoirs et incertitudes. Après un net ralentissement à 2,6% en 2024, la croissance devrait rebondir à 3,9% en 2025 et 2026. Une reprise qui s'appuie sur la résilience des secteurs non agricoles et sur une campagne céréalière plus favorable. La clémence du ciel offre un répit bienvenu, qui redonne du souffle à l'un des piliers de l'activité économique nationale. Mais ce redressement repose sur des bases encore instables. La dynamique des investissements demeure contrastée, avec un secteur privé en quête de visibilité et une consommation intérieure en demi-teinte. Le rôle de l'Etat, via la commande publique et le soutien aux secteurs stratégiques, pourrait peser davantage dans la relance. S'ajoute à cela l'incertitude climatique, facteur structurel qui conditionne, année après année, l'évolution de la valeur ajoutée agricole. Dans ce contexte, Bank Al-Maghrib devrait adopter une lecture prudente des perspectives économiques, veillant à ajuster ses prévisions sans céder à l'optimisme excessif. Inflation : une accalmie trompeuse ? L'inflation semble avoir retrouvé un sentier plus apaisé, avec une projection de 2,4% en 2025 et un retour à 1,8% en 2026. Mais derrière ces chiffres se cachent des dynamiques plus complexes. L'évolution des prix reflète moins un apaisement structurel qu'une conjonction de facteurs temporaires, dont la baisse des cours mondiaux des matières premières et le ralentissement de la demande domestique. Pour autant, les risques de tensions inflationnistes ne seront pas écartés. Abdellatif Jouahri a insisté d'ailleurs, lors des précédents points de presse, que c'est une donnée qui sera scruté, tout au long des prochains trimestres. D'autant plus que l'Etat, en poursuivant la décompensation du gaz butane, pourrait alimenter une poussée des prix sur plusieurs secteurs. De même, la volatilité des prix des produits alimentaires, soumis aux aléas climatiques, demeure un facteur d'incertitude, et ce, en dépit des dernières précipitations. L'inflation, assagie aujourd'hui, pourrait bien retrouver de la vigueur au moindre choc exogène. Les spéculations sur la chaîne de valeur alimentaire Alors que l'inflation globale donne l'illusion d'un apaisement progressif, le citoyen, lui, n'en ressent pas encore les effets sur son panier. La volatilité des prix des denrées de première nécessité reste une épine dans le pied des ménages, confrontés à une flambée des coûts parfois injustifiée par les seules dynamiques de marché. Les produits alimentaires à prix volatils ont enregistré une hausse globale de 1,6 % en janvier 2025, portée par l'augmentation des prix des poissons et fruits de mer (+6,0%), des légumes (+4,7%) et des viandes (+2,0%). Mais cette flambée masque mal les distorsions de la chaîne de valeur, qui amplifient les coûts bien avant l'arrivée des produits sur les étals. La récente polémique autour des prix du poisson a mis en lumière le poids des intermédiaires. Alors que certains acteurs du secteur se justifient en pointant la hausse des coûts de production, notamment ceux liés aux carburants et à l'alimentation animale, d'autres dénoncent des marges abusives pratiquées par les grossistes et distributeurs. Cette asymétrie entre le prix payé aux producteurs et celui affiché aux consommateurs révèle une concentration du pouvoir au sein de circuits de distribution opaques. La Banque centrale, qui surveille ces distorsions avec attention, est parfaitement consciente que la stabilité monétaire à elle seule ne suffit pas à enrayer la perception d'un renchérissement continu du coût de la vie. La banque centrale devra trancher entre laisser le marché s'autoréguler, au risque de perpétuer une spirale inflationniste inégalement répartie, et intervenir pour protéger le pouvoir d'achat des citoyens face aux abus de certains acteurs économiques... Crédit bancaire : reprise encore timide Après une progression modérée de 3,8 % en 2024, le crédit au secteur non financier devrait s'accélérer à 4,2% en 2025 et 5,5% en 2026. Un redémarrage encore timide, freiné par une liquidité bancaire sous pression. Le déficit de liquidité, déjà en nette aggravation, devrait atteindre 164,6 milliards de dirhams en 2025. Si les banques restent prudentes dans l'octroi des prêts, c'est avant tout parce qu'elles doivent jongler avec des exigences de fonds propres plus strictes et un coût de refinancement qui, bien que maîtrisé, demeure élevé. En d'autres termes, l'argent ne manque pas, mais son accès demeure un casse-tête pour les entreprises, en particulier les PME. Bank Al-Maghrib, qui suit de près l'évolution du crédit bancaire, veille à ce que la fluidité du financement accompagne la reprise sans générer de tensions excessives sur la liquidité du système. Dirham numérique : «révolution» au stade embryonnaire La réflexion autour d'une monnaie numérique de banque centrale se poursuit à Bank Al-Maghrib, mais le projet avance à pas mesurés. Si certains pays ont déjà franchi le pas, le Maroc préfère temporiser, soucieux des implications technologiques, réglementaires et économiques d'un tel virage. L'instauration d'un dirham numérique ne se fera pas à la légère. Il en va de la transformation du système financier, qui doit absorber cette transition sans générer d'instabilité, en particulier dans une économie prédominée par le cash. Selon les dernières données communiquées par Bank Al-Maghrib, «la monnaie fiduciaire en circulation a atteint 1.866,6 milliards de dirhams en janvier 2025, marquant une augmentation annuelle de 6,9%». Le projet du dirham numérique reste donc sur la table, avec des études en cours pour évaluer la faisabilité d'une monnaie numérique de banque centrale (CBDC) adaptée au contexte local. Cryptos : la banque centrale, intransigeante, mais jusqu'à quand ? L'essor des cryptomonnaies au Maroc ne faiblit pas, malgré un cadre juridique encore en gestation. Bank Al-Maghrib, longtemps réticente à l'égard de ces actifs numériques, poursuit son travail sur un cadre réglementaire plus structurant. Alors que certains pays avancent vers une reconnaissance légale et une fiscalisation des transactions, le Royaume adopte une approche prudente, soucieux d'éviter les dérives observées sur d'autres marchés émergents. L'un des enjeux majeurs demeure l'encadrement des échanges, qui se déroulent pour l'instant dans une zone grise. Le Maroc figure pourtant parmi les pays africains où l'intérêt pour le Bitcoin et les cryptos est le plus élevé, avec des volumes d'échange en progression constante sur les plateformes peer-to-peer. Si le régulateur rappelle régulièrement les risques liés à ces actifs hautement volatils et non régulés, il ne ferme pas totalement la porte à l'innovation. Les discussions autour d'une éventuelle régulation s'accélèrent, notamment sous la pression d'acteurs qui plaident pour l'intégration des cryptomonnaies dans les stratégies de diversification financière. Sauf revirement, l'institution monétaire semble privilégier un cadre réglementaire strict plutôt qu'une reconnaissance pleine et entière des cryptoactifs. Dirham, une flexibilité au compte-gouttes Le gouverneur de Bank Al-Maghrib l'a martelé à plusieurs reprises, la transition vers une plus grande flexibilité du dirham est un processus de moyen-long terme, et l'institution prendra le temps qu'il faudra pour en assurer la réussite. L'élargissement progressif des bandes de fluctuation suit son cours, mais dans un cadre où chaque ajustement est pesé au trébuchet. Si le taux de change effectif réel du dirham devrait s'apprécier légèrement en 2024 et 2025 avant une dépréciation modérée en 2026, l'enjeu principal reste ailleurs. L'appréciation de la monnaie nationale face à plusieurs devises émergentes, notamment le réal brésilien et la livre turque, illustre les arbitrages en cours. Un dirham trop fort pénalise les exportations et fragilise la compétitivité des entreprises marocaines à l'international. À l'inverse, une dépréciation mal maîtrisée pourrait alourdir la facture des importations et raviver des tensions inflationnistes. Bank Al-Maghrib avancera avec prudence, maintenant un équilibre entre l'ouverture du régime de change et la nécessité de préserver la stabilité macroéconomique. Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ECO