Dans une lettre ouverte sur les réseaux sociaux, Abdellatif Laâbi s'est insurgé contre l'annulation de la venue de poètes palestiniens en France, l'an prochain. Parmi les réactions de soutien, Les Inspirations ECO ont recueilli les propos de Yasmine Chami et Khalid Lyamlahy. Il y avait eu l'autrice palestinienne, Adania Shibli, privée du prix LiBeraturpreis qui devait lui être remis lors de la Foire du livre de Francfort d'octobre 2023, pour son roman « Un détail mineur » (Actes Sud, 2020) qui retrace l'histoire d'une Bédouine violée pendant la Nakba. Il y a eu, lundi 3 juin, le site web de la très sérieuse et vénérable revue juridique universitaire «Columbia Law Review», à New York, mis entièrement hors ligne par son conseil d'administration. La rédaction venait d'y publier un long article, revu par des pairs, d'un doctorant palestinien spécialisé dans les droits humains. Rabea Eghbariah y plaide pour la création en droit international d'un délit de «Nakba». Autant dire que l'argumentation relève de la réflexion théorique, mais d'actualité. Indignation À Paris, c'est une lettre de déception datée du 1er juin par le poète marocain Abdellatif Laâbi qui a consterné le monde de la culture et des lettres. Ou ce qu'il en reste. L'écrivain y exprime sa stupeur devant l'annulation de l'invitation faite à des poètes palestiniens pour l'édition de 2025 du Marché de la poésie. Festival annuel qui se tient place Saint-Sulpice, dans le VIe arrondissement, «cet évènement, le plus grand rassemblement de poésie en France, regroupe près de 500 éditeurs, associations et revues de poésie, et [...] accueille quelque 50.000 visiteurs», s'enorgueillissent les organisateurs dans un courrier de 2022 à Abdellatif Laâbi. Celui-ci a publié leurs échanges épistolaires sur les réseaux sociaux. Dans sa missive datée du 30 mai, Vincent Gimeno-Pons annonce avoir peur : «Le Marché de la Poésie se transformerait en tribune politique (et non poétique) avec des enjeux qui nous dépasseraient», écrit-il. De sa plus belle plume, l'auteur répond : «J'estime que les raisons que vous invoquez pour justifier un tel revirement sont politiquement biaisées et moralement insupportables. Je m'attendais de votre part à plus de discernement et de courage. Connaissant bien les poétesses et les poètes palestiniens, je dis en toute quiétude qu'ils sont plus humanistes que vous et moi. Leurs voix nous sont indispensables». Une pétition, publiée le 5 juin par le quotidien français « Libération », s'ouvre par une citation d'Elias Sanbar : «La Palestine est une arête plantée dans la gorge du monde. Personne ne parviendra à l'avaler». Le corps du texte offre à lire : «Dans un paysage culturel français profondément altéré par les coups de boutoir répétés de l'extrême-droite, sous l'œil indifférent, voire conciliant des gouvernements successifs, si ce revirement ne nous étonne guère, il n'en finit pourtant pas d'éprouver nos consciences. D'abord la sidération face à l'injustice d'une décision éminemment politique consistant... à esquiver le politique. Puis la colère en lisant la teneur des explications avancées par les organisateurs». Ralliement Près de 400 signatures s'alignaient le soir même. Parmi elles, on pouvait noter de nombreux Marocains, dont l'éditrice Kenza Sefrioui, l'écrivain Mohammed Berrada, le délégué général du FLAM, Younes Ajarai, l'écrivaine, éditrice et organisatrice de Littératures itinérantes, Nadia Essalmi, l'écrivaine Osire Glacier ainsi que l'universitaire, écrivain et critique littéraire Khalid Lyamlahy. Ce dernier, maître de conférence à Chicago, a bien voulu répondre aux questions des Inspirations ECO, depuis Oxford, où il se trouvait alors. Des auteurs ayant annoncé se retirer de l'évènement, pour Lyamlahy, cela « peut constituer une manière d'exprimer leur désaccord et de protester contre la déprogrammation de la poésie palestinienne. En même temps, et comme l'a proposé la poétesse franco-syrienne Nour Cadour sur sa page Facebook, il serait peut-être utile d'envisager la possibilité «d'organiser un contre-évènement poétique qui servira à partager la poésie palestinienne ». Sans prétendre parler au nom des Palestiniens de France, Khalid Lyamlahy dresse un état des lieux de la culture palestinienne dans l'Hexagone. Ainsi, ces «dernières années, plusieurs initiatives ont visé à mettre en lumière la culture palestinienne. On pense par exemple à l'exposition «Ce que la Palestine apporte au monde» à l'Institut du Monde arabe, qui a été prolongée jusqu'à fin 2023 et accompagnée de la publication d'un ouvrage collectif du même titre. On pense aussi au nombre croissant de traductions d'auteurs palestiniens dont on peut citer, en plus de la dernière «Anthologie de la poésie palestinienne d'aujourd'hui» d'Abdellatif Laâbi (textes choisis par Yassin Adnan), un recueil de Najwan Darwich «Tu n'es pas un poète à Grenade» (traduit par Laâbi), le roman d'Adania Shibli (traduit par Stéphanie Dujols), un recueil de Raed Wahesh, «Jusqu'à la fin des fins» (traduit par Antoine Jockey), un autre de Maya Abu-Alhayyat «Robes d'intérieur et guerres» (traduit par Mireille Mikhaïl et Henri Jules Julien), etc. Cette dynamique de traduction se confirme aussi à l'échelle internationale, notamment en ce qui concerne les traductions vers l'anglais. Enfin, on peut citer les voix palestiniennes francophones dont les œuvres ont été saluées par la critique et parfois couronnées de plusieurs prix : Olivia Elias (poétesse dont l'œuvre est traduite en plusieurs langues), Jadd Hilal (grand prix du Roman métis et prix de la Première œuvre littéraire francophone 2018 pour son roman «Des ailes au loin»), Karim Kattan (prix des Cinq continents de la Francophonie 2021 pour son premier roman «Le Palais des deux collines») et d'autres. Lors de ces derniers mois, Kattan et Hilal ont d'ailleurs participé à de nombreuses émissions de la télévision publique française, telles que «C ce soir», consacrées à la situation à Gaza et à ses répercussions en France». Du politique, peut-être, mais rien, donc, qui mette en péril la sécurité publique d'un Etat de droit démocratique. De la «liberté de se dire» Khalid Lyamlahy précise : « Malgré ce paysage riche et diversifié, il me semble que la culture palestinienne continue d'être marginalisée et incomprise en France. Cela est souvent dû à la persistance de quelques lectures réductrices qui minimisent, et parfois occultent la profondeur historique de la question palestinienne. On a besoin, plus que jamais, d'être à l'écoute des voix palestiniennes d'hier et d'aujourd'hui, d'en étudier les expériences et les travaux. Cela passe par la réédition des traductions épuisées (à commencer par l'œuvre magistrale de Ghassan Kanafani pour ne citer qu'un exemple) et un effort de (re)lecture et de transmission au grand public». Une autre romancière marocaine, Yasmine Chami, a bien voulu nous faire part de son désarroi : « Je suis à Paris et je viens de recevoir ce matin un cadeau de mon éditrice, Eva Chanet, chez Actes Sud ; un recueil juste réédité par leurs soins de l'immense poète palestinien Mahmoud Darwich, intitulé «Ne t'excuse pas», traduit de l'arabe par Elias Sanbar. Nous avons grandi, ma génération, avec la lutte du peuple palestinien. Etudiante, je lisais Sambar, Darwich et j'étais abonnée à la «Revue d'études palestiniennes». Les derniers vers du poète Refaat Alareer, «Si je dois mourir, tu dois vivre», m'ont fait pleurer». À la question de savoir ce que serait la poésie si elle ne peut parler d'une situation faite aux femmes et aux hommes qui l'écrivent, Yasmine Chami a répondu : «Il me semble que la poésie est inséparable de la liberté de se dire. Elle est aussi le lieu privilégié qui dit la perte en littérature. Orphée a perdu Eurydice, toute la poésie grecque tourne autour de cette substitution de la parole poétique à ce qui est perdu. En ce sens, la langue devient la terre pour le peuple palestinien. L'ancrage puissant qui interdit l'oubli de soi, mais aussi l'oubli par les autres de ce qu'on a été et continue d'être coûte que coûte. Mahmoud Darwich a écrit : «et la terre se transmet comme la langue». On ne peut donc retirer la poésie aux Palestiniens, explique-t-elle à nos lecteurs : «En Palestine, la parole est transmission, survie, résistance à l'effacement de tout un peuple. La poésie est résistance profonde, parce que le projet politique que les Palestiniens affrontent depuis 70 ans est celui de leur disparition programmée de la terre de leurs ancêtres, façonnée par les cultures (oliviers, orangers, vignes...) et les chants, comme toutes les terres qui deviennent des pays. La poésie est pour les Palestiniens un lieu d'ancrage symbolique, ils y existent dans l'exil d'eux-mêmes. «Ils migrent des maisons vers les rues / Faisant le V blessé de la victoire et disant / À quiconque les voit : nous vivons encore / Ne vous souvenez-vous pas de nous ?» Mahmoud Darwich, «Ils ne se retournent pas». Murtada Calamy / Les Inspirations ECO