Révélée le 1er juin par son auteur, une lettre d'Abdellatif Laâbi questionne les organisateurs du Marché de la poésie de Paris, après leur retour sur la décision d'accueillir la Palestine comme invité d'honneur, lors de l'édition 2025. Des missives antérieures ont été rendue publiques par l'écrivain marocain, éclairant sur les considérations politiques de cette démarche. L'écrivain et poète marocain Abdellatif Laâbi a exprimé sa «stupeur», après que les organisateurs du Marché de la poésie à Paris sont revenus sur leur décision d'accueillir la poésie palestinienne en invitée d'honneur pour l'année 2025. Dans une lettre datée du 1er juin 2024, l'auteur a interpellé Yves Boudier, président de l'association c/i/r/c/é, initiatrice de l'événement, ainsi que son délégué général, Vincent Gimeno-Pons. Il a rappelé avoir reçu lui-même un courrier, le 20 juillet 2022, où les hôtes expriment «sans ambiguïté» leur souhait d'accueillir les poètes palestiniens, «de la même manière» que ceux «d'Espagne, d'Italie, du Portugal, d'Estonie, d'Inde, de Finlande, de Catalogne, de Singapour, du Luxembourg» ont été reçus précédemment. «J'estime que les raisons que vous invoquez pour justifier un tel revirement sont politiquement biaisées et moralement insupportables. Je m'attendais de votre part à plus de discernement et de courage. Connaissant bien les poétesses et les poètes palestiniens, je dis en toute quiétude qu'ils sont plus humanistes que vous et moi. Leurs voix nous sont indispensables. Votre décision de ne pas leur laisser libre cours l'an prochain fera planer un doute sur votre bonne foi en tant qu'organisateurs du Marché de la poésie, et mettra à mal l'avenir même de ce dernier», a fustigé Abdellatif Laâbi. Des considérations politiques Dans un premier courrier adressé à l'écrivain marocain, les organisateurs rappellent avoir tenu «quelques événements autour de la poésie palestinienne», ainsi qu'autour de l'œuvre personnelle de l'auteur marocain. Aussi soulignent-ils avoir «apprécié la grande qualité» de son Anthologie de la poésie palestinienne, constituée de textes réunis avec l'écrivain et journaliste Yassin Adnan, qui a publiquement exprimé son indignation de l'annulation. En outre, l'association c/i/r/c/é exprime le souhait que ce travail «soit l'objet de lectures et de rencontres, en 2025, avec quelques poètes réunis dans cet ouvrage». Seulement, la missive de l'auteur fait savoir qu'il a reçu un nouvel écrit, le 30 mai 2024, annonçant la décision d'«annuler sine die» l'invitation initiale. Sur les réseaux sociaux de l'événement, les internautes ont incessamment interpellé les organisateurs, en partageant la lettre de l'auteur marocain. Pour l'heure, l'association hôte n'a pas réagi publiquement. Jusqu'ici, elle annonce surtout le programme de la 41e édition prévue du 19 au 23 juin 2024, avec la Grèce comme invité d'honneur. Mais dans le dernier courrier adressé à Laâbi, l'association dit expressément éviter que le Marché de la Poésie devienne une «tribune politique (et non poétique)», avec «des enjeux qui [la] dépasseraient». «Le Marché de la Poésie ne peut prendre un tel parti. Nous avions tenté, en décembre dernier, d'organiser une rencontre entre poètes israéliens et palestiniens, mais cela s'est avéré impossible : les contacts que nous avions pris d'un côté et de l'autre refusant de se trouver en présence sur un même espace. Les Palestiniens (comme les Ukrainiens par rapport aux agresseurs russes) s'opposent à toute rencontre, même poétique, avec leurs homologues israéliens. Cette situation n'est bien évidemment hélas pas prête de s'arranger dans les temps qui viennent», écrivent encore les organisateurs. Royaume-Uni : Yto Barrada retire ses œuvres du Barbican Centre en soutien à la Palestine Visibiliser les auteurs palestiniens sous l'occupation Dans la bande de Gaza, un dernier bilan du ministère palestinien de la Santé fait état d'au moins 36 479 tués et 82 777 blessés dans les bombardements et les offensives de l'occupation israélienne, depuis le 7 octobre 2023. Les chiffres réels restent largement plus élevés, au vu du nombre de disparus ou ceux encore sous les décombres, dont les femmes et les enfants. Dans un contexte de siège total et de famine sans précédent, les enfants et les personnes âgées sont de plus en plus nombreux aussi à être laissés pour morts, faute de denrées alimentaire. Dans un document de plus 100 pages, la rapporteuse spéciale de l'ONU aux Territoires palestiniens occupés a pour sa part qualifié les actes d'Israël de génocide. De son côté, le gouvernement de Netanyahu a été pressé par la Cour internationale de justice (CIJ) pour «veiller à ce que ses forces ne commettent pas d'actes de génocidaires». Dans ce contexte, l'écrivain marocain Khalid Lyamlahy estime auprès de Yabiladi qu'«il faut redoubler d'efforts pour rendre les voix palestiniennes encore plus visibles». Maître de conférences en littératures francophones à l'Université de Chicago (Etats-Unis), il a relayé la lettre d'Abdellatif Laâbi, considérant que «la décision du Marché de la Poésie est honteuse». Lettre du poète marocain Abdellatif Laâbi aux organisateurs du Marché de la Poésie @MDLPParis qui reviennent sur leur décision d'accueillir la #poésie palestinienne en invitée d'honneur pour l'année 2025. Un grand merci à lui, l'auteur de 3 anthologies de #poésiepalestinienne ! pic.twitter.com/z8yP5m6HHz — Khalid Lyamlahy (@khalidlym) June 1, 2024 A ce titre, Khalid Lyamlahy travaille lui-même à redonner la parole aux auteurs palestiniens à travers des recensions de recueils, œuvres des auteurs du pays, dont Najwan Darwich (traduit par Laâbi), Olivia Elias et Raed Wahesh (traduit par Antoine Jockey). «Il est de plus en plus vital de mettre en lumière le travail des poètes et des artistes palestiniens, surtout à l'international. En France, par exemple, la question palestinienne souffre de beaucoup d'incompréhension, de marginalisation et de distorsion. C'est la raison pour laquelle je me suis concentré, dans mon travail, sur les traductions en français de la poésie palestinienne. Une manière de m'adresser au lectorat francophone.» Khalid Lyamlahy Contacté par notre rédaction, l'auteur estime également qu'«aujourd'hui plus que jamais, nous avons besoin d'être à l'écoute des voix palestiniennes, de partager leurs textes, de donner de l'ampleur à leurs témoignages». «Il suffit de voir l'écho international qu'a eu le poème de Refaat Alareer ("If I must die"), traduit en plusieurs langues, pour se rendre compte de ce que peut un poème», a-t-il plaidé. Dans ce même sens, Khalid Lyamlahy soutient que «plus que jamais», la question palestinienne «est une sorte de boussole éthique et politique». «Les réactions et le niveau d'engagement des intellectuels, des écrivains et des artistes» vis-à-vis de ce sujet «disent quelque chose des valeurs qui animent (ou pas) leurs travaux», a affirmé l'auteur.