En ces temps de mondialisation, de dérégulation et de libéralisation, y a-t-il encore assez de place pour parler, voire justifier ou promouvoir l'union ou l'intégration régionale ? En théorie du moins, la mondialisation, comprise comme une accélération du temps économique et une convergence des marchés, semble ne pas avoir réussi totalement à effacer les frontières. En Afrique, la BAD s'y attelle, soutenue qu'elle est par la Banque mondiale, l'OCDE et les autres institutions internationales. Un domaine bien particulier illustre assez bien le type d'opportunités structurelles ouvertes par l'intégration régionale des économies d'Afrique du Nord. Il permet dans le même temps de mesurer les obstacles, ainsi que les transformations en cours au niveau «des politiques internes et des relations commerciales internationales, à la fois au sein et en dehors de la région». Il s'agit du secteur de l'énergie. Sur cette thématique bien spécifique, la BAD semble très enthousiaste, dès lors qu'«il existe, de toute évidence», constate-t-elle, «des possibilités de tirer des avantages mutuels grâce à l'investissement et aux échanges transfrontaliers», entre deux groupes qui se dégagent presque naturellement au sein de la région, l'Algérie et la Lybie d'un côté, le Maroc, la Tunisie et l'Egypte de l'autre. Quelles sont ces possibilités ? Quel est leur degré de faisabilité ? Sur quelle échéance, et à quel prix ? Trois experts de la BAD amènent un éclairage nouveau sur la question. L'accroissement des besoins énergétiques ... L'analyse des potentialités de l'intégration régionale en Afrique du Nord dans le domaine énergétique a poussé les experts de la BAD à retenir deux particularités fondamentales pour la compréhension des enjeux : la forte demande d'énergie dans la région et la diversité de la structure de l'offre (importateurs vs exportateurs). Sur la première question, la situation est celle d'une «croissance économique accélérée avant la crise économique mondiale», qui a «entraîné une augmentation de la demande d'énergie, en particulier de la consommation d'électricité»; une croissance de la demande qui doit fait face à l'insuffisance avérée de la capacité de production de la plupart des pays de la région. En Egypte par exemple, la demande d'énergie croît, depuis deux décennies, au rythme de 4,6% par an. Pour s'adapter à cette nouvelle donne, il est selon la BAD, outre les ajustements tarifaires, nécessaire pour les pays de la région, sans exception, de «doubler» leur capacité de production d'électricité à l'horizon 2020, soit «une capacité installée supplémentaire de 45.000 MW». Aujourd'hui, elle se situe autour de 47.000 MW, répartie entre 23.500 MW en Egypte, 8.503 MW en Algérie, 6.196 MW en Lybie, 5.292 MW au Maroc, 3.316 MW en Tunisie et seulement 150 MW pour la Mauritanie. Mais ce besoin ne s'exprime pas de la même manière ni avec la même acuité selon que les pays concerné est exportateur ou importateur d'énergie. En Egypte, pays importateur d'énergie, et où justement «la capacité installée est tributaire des centrales électriques à gaz», le problème se pose en termes de «volume et (de) tarification de l'alimentation en gaz», mais aussi au niveau de l'allocation de gaz entre production d'électricité et autres, et entre «consommation domestique et exportations». Le problème est nettement plus compliqué, dans le cas tunisien, du fait de la forte «dépendance du secteur de l'électricité à l'égard du gaz». Pour faire face à l'accroissement des besoins, l'Egypte s'est dirigée, depuis 2007, vers les énergies renouvelables, notamment éoliennes (12% du total et 7.200 MW en 2020) ; la Tunisie fait de même depuis 2009 (accroissement prévu de la capacité de production de 3.200 MW sur les 5 prochaines années), même si elle envisage d'importer du charbon et de se lancer dans le nucléaire. Dans un tout autre registre, le Maroc, qui «dépend des importations» pour son électricité consommée (43% de charbon importé, 18% d'électricité importée d'Espagne, 15% de fuel lourd, 12% de gaz naturel importé, 10% d'énergie hydroélectrique, et 2% seulement d'éolien), a prévu lui d'«investir plus de 20 milliards de dollars au cours des 10 prochaines années pour accroître la capacité installée d'environ 6.750 MW». Sur la même période que pour la stratégie égyptienne, soit à l'horizon 2020, le Maroc se montre en effet plus ambitieux que ses voisins, étant donné ses réserves négligeables de gaz en particulier, et en ressources non renouvelables de manière générale. Il entend ainsi ramener la part des énergies éoliennes, solaires et hydroélectrique «à 14% chacune du total de l'offre d'électricité», réduisant de fait les parts respectives des autres sources d'énergie à 14% pour le pétrole, 11% pour le gaz, 7% pour le nucléaire et 26% seulement pour le charbon. Mais ce qui est particulier dans la stratégie marocaine, et dont se réjouit la BAD d'ailleurs, est qu'elle a le mérite d'intégrer la dimension régionale dans ses visées à long terme. Un des piliers en effet de cette stratégie énergétique lancée en mars 2009 est d'«intégrer le Maroc dans le marché énergétique régional, grâce au renforcement de la coopération et des échanges avec aussi bien les deux autres pays voisins du Maghreb que les pays de l'UE». Pour une économie qui entend «ramener la part du pétrole à 40% d'ici 2030», il en va précisément de l'intérêt du pays qui doit de ce fait, lorgner davantage chez ses voisins les plus proches. Ce qui n'est pas le cas du voisin algérien, où, faut-il le rappeler, «la production de pétrole et de gaz représentait 60% des recettes budgétaires» nationales en 2008, et chez qui par conséquent la problématique énergétique se pose en d'autres termes. Fort de ses réserves gazières, il a suffi au pays de libéraliser, du moins de restructurer, le marché de l'énergie pour que «l'alimentation en électricité double au cours de la dernière décennie», constate les experts de la BAD. L'Algérie, contrairement à la Tunisie et au Maroc, a de la marge, qu'elle peut mettre à profit dans la région. ... pousse naturellement à l'intégration Devant cet accroissement des besoins énergétiques des pays de la région, l'économie de la production d'électricité a réduit progressivement la part du pétrole dans la production, pour lui substituer, après la découverte des nouveaux gisements de gaz, d'Egypte à l'Algérie, du gaz, produit localement d'abord, importé par la suite en raison de la concrétisation des «préoccupations liées à la disponibilité du gaz» dans certains pays. «À son tour», explique la BAD, «cette initiative (importation) a donné lieu à différents efforts de construction d'infrastructures transfrontalières». Les prémices du rapprochement régional voient ainsi le jour. La BAD y voit carrément une sorte de coopération naissante, du fait que «les réseaux interconnectés - en particulier électriques - comportent une série d'avantages, notamment le partage de la production de pointe, l'amélioration de la fiabilité du réseau, la réduction de la marge de réserve, le renforcement de la puissance réactive et les échanges d'énergie d'économie», tout en permettant, continue la BAD, «la gestion de la répartition de la capacité de production». Cette dernière pourrait être davantage optimisée si les pays de la région réussissent à tirer profit de «la grande diversité des bases de ressources» à leur disposition. Il ne serait peut être pas nécessaire de rappeler les importantes réserves de pétrole et de gaz dont disposent l'Algérie, l'Egypte et la Libye, si la situation actuelle ne faisait pas que «le gaz naturel (de la région) est exporté essentiellement vers l'Europe», au moment où les potentiels partenaires régionaux sont importateurs nets de certaines ressources énergétiques, comme c'est le cas du Maroc et la Tunisie. La BAD regrette à cet effet que les négociations relatives par exemple à l'harmonisation de la réglementation «s'inscrivent essentiellement dans le cadre de l'intégration avec l'UE, plutôt qu'avec les partenaires régionaux», ce qui bride encore plus les efforts, par ailleurs timides, d'intégration. L'exemple est ainsi donné du gazoduc Maghreb-Europe, qui traverse le Maroc, mais qui ne fournit le pays qu'à hauteur de 5,5% de son gaz, ou de celui envisagé par l'Egypte en direction des pays du Moyen-Orient, «et en définitive», relève la BAD, «vers les marchés européens», sans oublier que la Lybie, l'Algérie et l'Egypte «exportent également du GNL vers l'Europe, les Etats-Unis et l'Asie». Et la BAD d'énumérer tous ces nouveaux projets d'infrastructures en cours de réalisation et destinés tout spécialement au marché européen : 1/ «le gazoduc Medgaz reliant l'Algérie à l'Espagne (Alméria), qui pourrait être prolongé jusqu'en France», 2/ «le gazoduc de Galsi reliant l'Algérie à l'Italie» (Piombino, achevé fin 2012), 3/ «le gazoduc transsaharien reliant le Nigéria à l'Algérie, via le Niger», censé relier les gazoducs Medgaz et Transmed pour acheminer le gaz nigérian vers le marché européen. Avec l'Egypte, qui pourrait également revoir à la hausse le volume de ses exportations vers la Jordanie, la Syrie et le Liban, via l'AGP, l'intégration régionale par les infrastructures de distribution risque de rester à son niveau limité actuel. Une lueur d'enthousiasme est pourtant envisageable, si l'accord signé entre les autorités égyptiennes et la société italienne ENI, portant extension de l'AGP, finit par «favoriser la création d'une plateforme gazière de la Méditerranée en Egypte». Dans le domaine de l'électricité, si «les interconnexions électriques régionales sont plutôt bien développées», les échanges «effectifs» restent «limités». Ils se font davantage avec l'Europe, comme le Maroc, qui importe 20% de son électricité d'Espagne, à la faveur d'une interconnexion établie entre les deux pays. En tant que pays exportateur, l'Egypte reste le pays le plus emblématique sur l'insuffisance des échanges interrégionaux. Pour la BAD, le pays pourrait vendre plus d'électricité aux pays de la région «pour autant qu'il existe une motivation financière». Pour autant, cinq grands projets sont dans le pipe et concourent à donner une base structurelle à l'intégration énergétique dans la région. Le premier concerne le renforcement de l'interconnexion Egypte-Libye, forte aujourd'hui d'un double circuit de 220 kV (163 km), d'une nouvelle ligne de 500 kv «côté égyptien», «avec une conversion à 400 kV» en Libye. Le second projet consiste a réussir enfin l'interconnexion établie entre la Libye et la Tunisie (ligne double circuit 225 kV, 380 km) en 2003, mais qui n'a jamais été opérationnelle, malgré une tentative en 2005. Toujours d'est en ouest, l'interconnexion Tunisie-Algérie, qui comprend déjà quatre lignes, s'est renforcée d'une cinquième à 400 kV en 2005, exploitée à hauteur seulement de 220 kV, et qui a ainsi vocation «sous peu (...) de fonctionner à plein rendement». Sur l'interconnexion Algérie-Maroc, la «nouvelle ligne double circuit 400 kV est en passe d'être achevée», confirme la BAD. Le premier circuit est déjà fonctionnel, depuis 2006. Au niveau marocain, une troisième ligne devrait voir le jour et «accroître la capacité de 1.000 MW». D'autres interconnexions nord-sud sont envisageables, dans le cadre du programme d'intégration provisoire, même si leur «attractivité économique varie considérablement», relève la BAD (voir tableau). Quid des énergies renouvelables ? Pour la BAD, «les efforts d'intégration régionale sont intimement liés à la mise en valeur des énergies renouvelables». Par mise en valeur, la BAD entend d'abord un rapprochement physique des sites d'ER, soient éoliens et solaires, des réseaux électriques, ce qui nécessiterait de nouveaux moyens de transport. Il en irait en fait «des possibilités de commercialisation de l'électricité». Mise en valeur a également valeur de montée en régime de l'offre d'électricité à base d'ER, en termes de production interne, et au niveau régional, du moment que «l'intégration des réseaux électriques à (cette) échelle donnerait lieu à une capacité de production d'électricité plus importante et diversifiée que dans le cadre de marchés nationaux isolés». Une telle vision globale pourrait avoir des retombées notables au niveau local, en favorisant l'émergence d'une industrie locale de fabrication d'équipements d'ER. Enfin, la mise en valeur des ER peut bénéficier, plus aisément que par la passé, de l'importante manne financière internationale accordée d'année en année au développement des ER. Cela pourrait aussi résoudre les capacités de production, cantonnées pour les nouveaux projets (Maroc, Algérie, Egypte) à «quelques centaines de MW, en raison du niveau élevé des coûts d'investissement». Pour harmoniser tous ces projets disparates, et chercher une sorte de cohérence régionale, le Plan solaire méditerranéen finira de parachever les efforts d'interconnexion d'un pays à l'autre de la région. Il prévoit une production à l'horizon 2020 à pas moins de 20.000 MW en énergie solaire, en utilisant à la fois les nouvelles interconnexions transnationales et transméditerranéennes, «base d'un super réseau euro-méditerranéen». La première période de 2009 à 2012 devait connaître le début des premières exportations «par le truchement de l'interconnexion entre le Maroc et l'Espagne». Une fois les autres interconnexions nord-dud établies entre 2013 et 2016, il s'agira alors de créer un marché euro méditerranéen réel (2017 - 2020), opérationnel dès 2021, sans «aucun soutien public supplémentaire» pour son développement. Il s'agira d'un programme pour le moins spectaculaire. Cependant il n'y a pas de développement sans investissement. À ce titre, la BAD regrette le fait que malgré «l'intégration régionale des systèmes énergétiques qui figure au nombre des rares domaines qui ont bénéficié constamment du soutien politique» des pays de la région, la capacité d'interconnexion d'un pays à l'autre «demeure plutôt limitée», quand elle n'est «pas utilisée à bon escient», comme c'est le cas entre la Tunisie et la Lybie. Ce caractère limité s'explique en outre par le manque de financement, et par conséquent d'investissement dans les infrastructures transfrontalières. La situation est d'autant plus exacerbée qu'il n'y a aucun «cadre législatif harmonisé et cohérent», et qu'il existe en revanche des «désaccords» sur «le partage des avantages entre les pays importateur et de transit». Par ailleurs, conclut la BAD, «les complexités de l'élaboration de projets d'infrastructure multinationaux, ainsi que l'influence et l'impact des opportunités extra-régionales, n'ont pas permis de convenir d'un plan d'action pour l'intégration du marché». Ces obstacles institutionnels purement caractéristiques de la région dépassent le seul cadre de l'énergie pour imprégner l'ensemble des relations bilatéralesdes pays de la région.