Réunis à l'invitation de l'Institut marocain des relations internationales (IMRI), plusieurs intervenants des deux rives de la Méditerranée se sont donnés rendez-vous, vendredi dernier, à la Fondation du roi Abdelaziz à Casablanca, pour échanger leurs points de vue sur une thématique toujours d'actualité : «Perspectives du Printemps arabe : quel rôle pour l'Union européenne et la communauté internationale ?» Si, de l'avis de tous, il est toujours trop tôt pour établir un bilan exhaustif, l'occasion était, bon an mal an, propice à la confrontation directe de deux visions du partenariat Nord-Sud autour de la Méditerranée. L'une, issue de l'Europe et donc plus pragmatique, parfois même «moralisatrice» ; l'autre, représentant les forces du Sud, davantage revendicatrice de rapports pérennes d'égalité. Printemps arabe, où es-tu ? Pour Jawad Kerdoudi, président de l'IMRI, «le bilan du Printemps arabe est aujourd'hui mitigé». Avec quelques différences notables entre pays concernés, aime à préciser Nabil Adghoghi, directeur des Relations bilatérales au ministère des Affaires étrangères. Pour ce dernier, «le Maroc fait figure d'exception, en ce qu'il a su anticiper sur les mouvements en cours dans la région, et réagir rapidement et sereinement avec une issue exemplaire : la réforme de la Constitution». Il est vrai que, du ministère aux mouvements associatifs, en passant par les intervenants européens, le Maroc est présenté comme un exemple dans la réussite d'une transition démocratique. «La transition démocratique au Maroc est définitivement achevée», juge Charles Saint-Prot, président de l'Observatoire des études géopolitiques de Paris. «Il faut maintenant consolider la démocratie locale en instaurant des formations appuyées en faveur des élus locaux» poursuit-il, «sans oublier le rôle central qui est désormais dévolu aux partis politiques marocains», qui sont ainsi «appelés à prendre leur entière responsabilité vis-à-vis de la population». «Les pays arabes ne doivent compter que sur eux-mêmes», conclut-il. À la recherche de l'UE Quid alors du «rôle de l'Union européenne» ? Pour l'ambassadeur de l'UE au Maroc, Eneko Landaburu, le Printemps arabe doit être assimilé à «des mutations de fond qui sont en marche pour nous faire changer de civilisation». Il aura eu le mérite, selon lui, de «pousser l'UE à réfléchir sur les hypothèses de son type de rapports avec les pays arabes». Une prise de conscience qui a permis de faire dégager trois éléments de critique majeurs de l'ancienne politique de l'Union, à savoir la politique qui a toujours visé à «favoriser les dictateurs», avec une chimère, cette idée sous-jacente que ces chefs d'Etat déchus «étaient les meilleurs remparts contre le terrorisme et l'immigration» ; «le libéralisme européen sans frein», qui, en établissant une sorte d'«inhibition politique en Europe», s'est révélé désastreux pour les pays des deux rives ; et, enfin, «la stratégie de coopération interrégionale» entre le nord de la Méditerranée et son versant sud, une construction «mal préparée, utopique et sans moyens réels», avoue l'ambassadeur. Sur le Printemps arabe exclusivement, ses propos peuvent être assimilés facilement à un mea culpa. «L'Union est arrivée en retard parce qu'elle est compliquée, autour de deux contraintes pour la prise de décision rapide : le consensus et l'unanimité», reconnaît-il. Pour les mouvements associatifs présents, les discours «sans action concrète» de l'UE font finalement le jeu de toutes ses forces politiques, jadis au pouvoir, et actuellement à l'affût de toute opportunité ou «de déstabilisation du processus de démocratisation» en cours, ou de «préparation d'un éventuel retour aux manettes». Eneko Landaburu, Ambassadeur de l'UE au Maroc : «J'espère que c'est un Printemps qui va se poursuivre» Les Echos quotidien : Le Printemps arabe est-il arrivé à son terme ou est-ce plutôt un processus encore en marche ? Eneko Landaburu : J'espère que c'est un Printemps qui va se poursuivre. Il existe beaucoup d'incertitudes quant à l'avenir des pays où a été déclenché ce processus ou de révolution ou d'évolution forte comme rupture avec le passé et avec des régimes dictatoriaux. Il y a des soubresauts, ce que nous voyons très bien en Egypte. Nous pouvons être inquiets pour l'avenir de la Libye, nous voyons des incertitudes en Tunisie, même si, pour ma part, je suis optimiste. C'est un phénomène de longue haleine. Une hirondelle ne fait pas le printemps, et le printemps ne change pas fondamentalement des réalités politiques, économiques et sociales très lourdes. À ce jour, quel aura été alors le principal bénéfice du Printemps arabe pour la région ? Le Printemps arabe a donné un signal. Il a permis l'expression de voix de liberté, de demande de justice et de dignité, ce qui est très important, dès lors que le futur de ces pays ne sera plus comme auparavant. Mais il n'a pas réglé les problèmes de fond, d'où les incertitudes. Quand la Révolution française a eu lieu, elle a été suivie de dictatures, avec Robespierre, Napoléon... Chaque pays fait son histoire, mais malheureusement des expressions populaires de libération ne conduisent pas forcément ni immédiatement à des régimes de libertés. Vous évoquez trois éléments de critique vis-à-vis de l'Union européenne face aux pays de la rive sud, sur la base desquels la réorientation de la politique de l'Union devra se faire. Ne pensez-vous pas que cela intervient un peu trop tard ? Il n'est jamais trop tard pour bien faire. Nous ne pouvons pas faire de l'autocritique sur beaucoup de choses, mais je trouve que dans ce domaine, l'Union européenne a réagi très vite. Dès le 11 mars 2011, les chefs d'Etat et de gouvernement ont réagi à travers une déclaration politique d'appui total au mouvement de libération et de liberté qui avait cours dans la région. C'est une action extrêmement positive. Ensuite, la concrétisation est venue au mois de juin, avec une nouvelle politique vis-à-vis de ces pays-là. Nous ne pouvons que que dire que sur ce volet important – nous ne le sommes peut-être pas sur d'autres –, l'Union a été tout à fait en phase avec les évolutions politiques. Si la réponse que nous avons donnée n'est pas totale ni idéale, elle reste une réponse digne, forte, solide et crédible vis-à-vis de ces pays. Quand les choses fonctionnent bien en Europe, il faut le dire, parce que ce n'est pas toujours le cas ! Charles Saint-Prot, Directeur de l'Observatoire d'études géopolitiques (Paris) : «Un slogan vide de sens» Les Echos quotidien : Vous critiquez l'expression «Printemps arabe». Vous ne la trouvez pas satisfaisante et la qualifiez même de «slogan médiatique». Est-elle aussi vide de sens que cela ? Charles Saint-Prot : Le terme ne veut rien dire. D'ailleurs, c'est amusant, parce que c'est le nom d'un livre publié par un ancien ministre du maréchal Pétain – Jacques Benoist-Méchin –, et il m'étonnerait que les journalistes gauchistes qui l'emploient à tour de bras sachent exactement à qui ils font référence. Après, qu'il y ait des foules dans les rues, cela se comprend, puisqu'en Tunisie il n'y avait pas vraiment de développement. Il y avait certes dans les villes une classe moyenne nombreuse et plus ou moins forte, mais des pans entiers du territoire, hors zones touristiques et industrielles, ont été délaissés. Il y avait en fait une croissance économique sans développement social véritable. Ce fut une grande erreur. Pour prendre l'exemple de l'Egypte, tous les fins connaisseurs de la région vous diront que même le régime en place ne voulait plus de Moubarak, ni de son fils d'ailleurs. Son départ, Printemps arabe ou non, était inéluctable. La situation globale était telle dans la région que tous les experts avisés savaient qu'il allait se passer quelque chose. C'étaient là des régimes à bout de souffle, avec des chefs d'Etat moribonds. Partout dans le monde, les observateurs, experts et médias confondus, pensent que le Printemps arabe a été confisqué par les islamistes, aux dépens des forces progressistes à l'origine du phénomène. Partagez-vous cet avis ? En démocratie ou sur la voie de la démocratie, les peuples sont souverains, et le moins qu'on puisse dire est que ces partis islamistes ont été élus par les peuples, mais il faut apporter des points de nuance. En Tunisie par exemple, Annahda représente un petit tiers de l'électorat tunisien. Au Maroc, le PJD ne représente guère plus. Par conséquent, l'accession au pouvoir de ces partis n'est finalement pas le raz-de-marée que l'on nous annonçait. Par ailleurs, ce qui est intéressant de voir, c'est comment la communauté internationale réagit à l'avènement de ces gouvernements. Dans le cas de la politique américaine vis-à-vis de l'Egypte, elle a et aura toujours pour seule préoccupation Israël, afin de faire en sorte qu'il n'y ait pas rupture du traité de paix entre Israël et l'Egypte. Le sort du peuple égyptien n'intéresse aucunement le gouvernement américain. Dès lors que des gouvernants, quelle que soit leur obédience, donnent des garanties dans ce sens, les Américains leur laissent le champ libre. Il est clair que les Frères musulmans ont donné des assurances à ce sujet. Il est clair aussi que les Frères musulmans sont un parti politique comme les autres, cherchant la conquête du pouvoir. L'idéologie, là-dedans, est souvent mise à l'écart des intérêts du parti. Maintenant, que des pays arabes aient financé les partis islamistes dans la région, c'est un secret de polichinelle ; et que ces mouvements islamistes ne soient pas mal vus par les gouvernements anglo-saxons, c'est également un secret de polichinelle. De la naissance des Frères musulmans à l'accession au pouvoir de Khomeiny, les gouvernements anglo-saxons ont toujours été derrière, pour lutter contre le nationalisme arabe. En même temps, cela fait des années que certains disent que ces partis islamistes sont persécutés, mais que si on les laissait faire, ils apporteraient le bonheur et la prospérité aux peuples. Laissons-les faire une expérience ! S'ils tiennent leurs promesses – Dieu soit loué ! –, nous leur érigerons des statues. S'ils échouent, leur expérience aura eu le mérite de démontrer qu'ils n'ont pas plus de solutions que les autres, et que c'est plus facile de critiquer que de gouverner. Au Maroc par exemple, le nouveau chef de gouvernement, Abdelilah Benkirane, répondait aux critiques sur ses hésitations politiques par un «J'apprends avec vous». L'inexpérience des gouvernants islamiques ne posera-t-elle pas problème ? En ce qui concerne le propos du chef de gouvernement, cela a le mérite d'être honnête. C'est donc respectable. En revanche, que le capitaine du bateau ne sache pas vraiment mener sa barque, et le dise d'ailleurs, c'est effectivement assez inquiétant. Ce sont des partis qui n'ont jamais gouverné. C'est nettement plus facile d'être dans l'opposition, comme le Front national en France par exemple. Par conséquent, que le pire que nous puissions faire est de laisser ces partis «populistes» – comme certains se plaisent à les appeler – se faire stigmatiser par les autres. Plus nous stigmatisons ces partis, plus nous confortons chez certains électeurs l'idée qu'ils ont raison, que ce sont de pauvres martyrs et que nous les empêchons de s'exprimer. Dès lors qu'ils ont des électeurs, qu'ils sont en mesure de jouer un rôle positif, il faut leur ouvrir l'accès à la politique. C'est une manière pour leurs opposants de démontrer qu'ils n'ont pas de véritables solutions. Ces partis là ont été précisément plébiscités parce que les partis dits historiques ou classiques avaient perdu la confiance des peuples. S'ils échouent, ne serait-ce pas le dernier coup asséné en faveur de la défection définitive des peuples vis-à-vis de la politique ? Le corollaire – ne l'oublions pas –, c'est que les autres partis se prennent par la main, se modernisent, évoluent, et redeviennent crédibles. Ils ont une responsabilité historique. Il est dit dans la Constitution marocaine par exemple, comme dans la Constitution française d'ailleurs, que les partis politiques concourent à la vie publique. Qu'ils répondent donc à cette responsabilité constitutionnelle. Ils ne sont pas là uniquement pour prendre des postes, caser leurs enfants, etc. Il faut qu'ils s'investissent autrement que par le passé. Cela commence d'abord par un effort primordial de rajeunissement, au Maroc comme dans les autres pays de la région. Le roi a donné tous les moyens et garanties pour qu'il y ait une vie publique réelle. Ensuite, ce sont les partis politiques qui devraient prendre le relais. Leur responsabilité est bien là. Nous l'avons constaté lors de la dernière campagne électorale, les partis politiques ne se sont pas vraiment investis dans leur rôle. Il faut absolument qu'ils se prennent en main. Entre un parti islamique d'un côté, et les partis classiques de l'autre, que pensez-vous de la nomination de nouveaux conseillers du roi ? Que le roi ait des conseillers, cela me paraît normal. Il n'est pas n'importe qui dans le pays. Sans le roi, le pays dégringolerait d'une façon considérable. Tous les projets novateurs ont été initiés par le roi. Il a soutenu la réforme de la Moudawana et le statut de la femme, lancé l'INDH, amorcé la politique des énergies renouvelables... et j'en passe. Avec ses conseillers, le roi donne les orientations de long terme. Ceux qui pensent qu'un peuple peut se prendre par la main se trompent. Même en France, cela n'existe pas et n'a jamais existé. Il faut dire aussi que le Maroc a un tissu social très particulier. Il y a le Sahara, la Méditerranée, les montagnes, et donc des Arabes, les Berbères, des gens soit modernes, soit plus traditionnels, etc. Qu'il n'y ait que le roi qui fasse l'unanimité pour tous et dans tous les coins du royaume, même les plus reculés, c'est une grande chance pour le Maroc par rapport aux autres pays de la région. Le Maroc est une vraie nation, dans toute sa diversité et sa richesse, et le seul vrai lien de cette diversité, c'est la monarchie. Le roi est celui qui unit toutes ces diversités et qui les rassemble. Après, les partis politiques, qui représentent des intérêts particuliers, ce qui est normal, devraient s'impliquer davantage et jouer leur rôle convenablement et décemment. Quand je regarde le gouvernement actuel et la seule femme qui y siège, je ne peux m'empêcher de penser à la Constitution qui a institué la parité homme-femme. Il y a là, au niveau de la responsabilité des partis, quelque chose qui ne va pas. Par conséquent, le roi reste le véritable moteur de la modernisation. Cela dit, le contre-pouvoir existe au Maroc, de manière légale, au niveau religieux, politique, économique, et en fonction des intérêts catégoriels. Les syndicats en sont peut-être le meilleur exemple, et le nombre de grèves qui est annoncé en est une illustration parfaite. L'assurance vie, ou la garantie de l'équilibre de ce système reste la monarchie. Dans ce cas, il ne s'agit pas pour le Maroc d'avoir des vainqueurs et des vaincus, mais que des gagnants, ce qui est en train d'être amorcé. Quel lien peut-on faire entre émergence et Printemps arabe selon vous ? Par exemple la transition démographique dans les pays arabes concernés serait–elle plutôt une contrainte ou une chance ? Ce n'est pas malthusien que de dire que la démographie galopante dans ces pays est problématique. Personne n'ose dire que la démographie est un problème. Le cas de l'Egypte est des plus préoccupants. La question qui se pose en effet est de savoir comment nourrir aujourd'hui et tous les jours 90 millions d'individus, 100 dans 10 ans et 150 dans 20 ou 30 ans. Sachant qu'il n'y a qu'une toute petite partie, 10%, autour du Nil qui est cultivable. Il n'y aura pas plus de royalties venant du canal de Suez, et encore moins du pétrole. Ceux qui pensent que la démographie est une arme sont fous. Ils disent cela, dans une pure logique néolibérale, où ils ne considèrent les individus que comme des consommateurs. Or, les pauvres eux, ne consomment pas, ils survivent. Mais que dites-vous à ceux pensent que c'est la loi du grand nombre qui fera la différence à l'avenir ? La solution, que des millions d'individus – parce que c'est cela l'idée au fond – débarquent du Sud en Europe, ne tient pas debout. C'est pire encore, vu ce qui se passe actuellement en Europe. D'ailleurs, suivant une idée pareille, où le Sud envahit le Nord et le fait crever, où cela finira par une confrontation directe où il n'y aura pas de gagnants....Une pareille idée mène directement au choc des civilisations. Les pays arabes ne peuvent compter que sur eux-mêmes. La solution n'est jamais ailleurs. En revanche, dire que les pays devraient être raisonnables, et prendre en considération le boom démographique, relève du bon sens. Il ne faut surtout pas sous-estimer le facteur démographique. Posons-nous les bonnes questions, et là personne n'a aujourd'hui les vraies réponses qu'il faut. D'ailleurs, ce n'est en aucun cas une question de répartition des richesses. C'est une blague que de parler de répartition des richesse là où il n'y en a pas. La véritable richesse du pays ne tombe pas du ciel, ni ne provient de sous terre, elle émane essentiellement du travail des tunisiens, et dans ce cas, si l'on ne crée pas de la valeur, il n'y a finalement rien à répartir. Pour les pays importateurs de pétrole, la richesse c'est le travail, l'esprit d'initiative, la créativité, et donc la création de valeur. Leur avenir est là. Encore faut-il dans ce cas que le travail soit valorisé, rémunéré justement. Ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Par conséquent, les pays de la rive sud sont-ils condamnés à rester dépendants du financement international ? Je comprends ceux qui se posent la question de la dépendance au financement étranger. Tous les pays en ont besoin, pas que le Maroc ou la Tunisie. Même les Etats-Unis en ont besoin. Ce qui compte aujourd'hui, c'est de savoir tirer son épingle du jeu, et à ce niveau, il faut dire que le Maroc commence déjà à créer de la valeur. Il attire aussi assez facilement les investissements étrangers, comparé aux autres pays de la région. Cela prouve que la confiance dans le Maroc existe bel et bien. La seule condition que nous pouvons émettre, c'est celle qui veut que ces investissements soient exclusivement productifs pour le Maroc comme pour ses voisins. Entre un fonds de pension américain et le financement du Qatar, le choix se fait facilement. Après, la question de l'émergence, il faut la prendre avec des pincettes. À force de parler d'émergence, on oublie qu'il y a toujours des pauvres, ou des gens qui meurent de faim, des laissés pour compte ou des inégalités sociales, etc. L'émergence doit être économique et sociale à la fois. Le Maroc l'a compris !