Eneko Landaburu, Ambassadeur- chef de la délégation de l'Union européenne à Rabat, partage ses réflexions sur le printemps arabe. Invité de l'EuroCham, il a encore fait preuve de pertinence et de franchise dans son propos. Résumé d'une intervention passionnante et passionnée. S'il est vrai qu'il y a eu des situations différenciées dans les différents pays arabes et musulmans dans le cadre de ce qui est communément reconnu comme «Printemps arabes», les revendications étaient les mêmes … C'est l'un des constats faits par Eneko Landaburu, Ambassadeur- chef de la délégation de l'Union européenne à Rabat. Sollicité récemment par l'EuroCham Maroc, Eneko Landaburu est intervenu, non pas en tant qu'expert en géopolitique mais pour partager quelques réflexions sur les récents événements qui ont agité le Monde arabe. Et le premier constat qui l'a marqué est ce cataclysme qui a eu lieu en un espace de temps réduit ! Plusieurs points ont été détaillés lors de cette intervention, mais le plus intéressant est la singularité de ce «printemps arabe» au Maroc. Par son expérience et par l'observation qu'il a du pays, Eneko Landaburu a essayé de puiser dans l'histoire contemporaine du Maroc pour comprendre le pourquoi dans ce pays précisément, qui a vu naître un mouvement populaire, celui du 20 février qui a mobilisé une partie de la population d'ailleurs… Ce pourquoi a fait que les choses n'ont pas pris ce caractère violent de révolution comme ce fut le cas en Tunisie ou en Egypte… «Cela tient à plusieurs raisons … Le Roi Mohammed V, lors de l'indépendance du Maroc, a eu la grande sagesse et l'intelligence d'imposer le pluralisme politique et le multipartisme, alors qu'il y avait des pressions pour que ce pays fasse comme ce qu'il y avait ailleurs, un parti unique», explique d'emblée le chef de la délégation de l'Union européenne au Maroc. «D'autre part, il a voulu garder des relations privilégiées avec le monde occidental et particulièrement le colonisateur qu'était la France. Et ensuite, il a souhaité que l'économie marocaine soit la plus libre possible», ajoute Landaburu. Ces décisions historiques prises par Mohammed V n'ont pas été les mêmes que celles prises par les voisins arabes puisqu'il y a eu ailleurs une institutionnalisation du parti unique et un alignement sur l'Union soviétique. Ce qui a produit une série de disfonctionnements politiques et économiques qui ont permis à certaines dictatures de s'installer. «Il y a donc une explication qui, à mon sens, me convient quant au fait que nous n'avons pas eu ici un mouvement populaire qui a remis en cause le régime politique. Le mouvement a remis en cause les pratiques politiques, économiques et sociales dans le pays, mais pas le régime et l'institution monarchique qui sont la colonne vertébrale du fonctionnement politique de ce pays», constate Landaburu. L'autre élément qui a permis l'éclosion d'un mouvement de protestation non violent sont les réformes de modernisation engagées par le Roi Mohammed VI il y a une dizaine d'années, et ce malgré une baisse du rythme ces deux dernières années. «Même si certaines politiques sociales n'ont pas abouti aux résultats escomptés comme celle de l'enseignement ou la politique de santé, il y a eu un réel changement qui a fait qu'il n'y a pas eu de désir populaire de mettre fin à l'institution monarchique. Donc l'on a ici une situation singulière qu'on n'a pas dans les autres pays …», poursuit l'Ambassadeur qui a rejoint son poste au Maroc en 2009. Quelles sont leçons pour les pays concernés ? «Les défis sont aujourd'hui considérables dans le monde parce que rien n'est encore fait … Il y a juste l'ébauche de quelque chose. Si l'on prend le cas de la Tunisie, et malgré toutes les difficultés, on peut être optimiste de voir naître un Etat de droit parce qu'il s'agit d'une société avancée avec un dynamisme économique réel et une femme qui joue un rôle important dans la société… Ce sont là des données qui nous rendent optimistes», analyse Eneko Landaburu. Le cas égyptien est un peu plus compliqué selon la lecture faite par l'Ambassadeur. Malgré une prise de parole de la part des Frères musulmans qui ont d'ailleurs une politique de prudence, le fait qu'ils ne remettent pas en cause les équilibres fondamentaux de la société est un bon signe. Et puis de l'autre côté, il y a l'armée égyptienne qui veille aux grands équilibres géopolitiques dans la région. Mais des incertitudes demeurent encore … La Libye ? Une grande interrogation. «C'est un pays qui n'a jamais fonctionné comme Etat, il a un système original, ad hoc !», assure Landaburu. Mais il a insisté tout de même sur l'importance de prendre en considération que tout ne se fera pas du jour au lendemain et qu'il pourrait même y avoir des soubresauts et même des retours en arrière. Voilà pourquoi il faut continuer de manière ferme à œuvrer pour la démocratie. «Je pense qu'il faut également remettre très vite de l'ordre pour garantir les droits des investisseurs et développer le commerce pour remettre en marche les économies. C'est important». Et d'ajouter qu'il faut également développer la qualité de la société civile comme locomotive de la démocratie. L'autre enseignement à tirer, cette fois-ci pour nos politiques, aussi bien marocains que maghrébins, est l'urgence pour le personnel politique de se pencher sur les demandes exprimées par la rue. «Il faut, malgré toute la difficulté, s'atteler à plus de justice sociale, à la réduction des inégalités sociales, et il faut sans aucun doute attaquer de front la réalité de la corruption…», poursuit le diplomate qui reconnaît la difficulté de réaliser cette tâche en une seule législatire. Voilà pourquoi il invite le gouvernement mais aussi les chefs des partis à adopter un langage de vérité envers le peuple, lui expliquer ce qui est réalisable de ce qui ne l'est pas dans l'immédiat et sur les priorités du pays. «C'est un défi réel pour rétablir la confiance du peuple dans les dirigeants politiques mais également économiques du pays. Si le Maroc vit une certaine évolution et une certaine stabilité, certes, il faut cependant s'atteler à la tâche. De toute façon on n'a pas le choix…», rappelle Eneko Landaburu. Le Mea-culpa européen ? Eneko Landaburu a toujours évité la langue de bois dans ses interventions et une fois de plus l'assistance a été comblée par un propos franc, pertinent qui n'hésite pas à faire une autocritique de l'attitude de l'UE vis-à-vis de certains de ces dictateurs aujourd'hui chassés, jadis alliés de l'Europe. «Ce qui s'est manifesté en premier pour moi c'est le fait que nous Européens, nous étions certainement aveuglés sinon complaisants avec des situations politiques d'un certain nombre de pays de la Méditerranée du Sud. Il y avait une sorte d'imprégnation intellectuelle dans beaucoup de nos milieux sur le fait que le fameux théoricien américain Samuel Huntington avait raison et qu'on allait, après l'effondrement de l'URSS, immanquablement vers la confrontation et la guerre des civilisations. C'était une thèse qui soutenait que les valeurs occidentales ne sont pas compatibles avec d'autres manifestations politiques telles que celles de l'Islam et que nous devons nous préparer à des affrontements ou du moins à ménager des relations qui soient les plus éloignées possible pour assurer notre sécurité. Ce livre de Huntington a eu énormément de succès aux USA et a alimenté l'idéologie de tout un mouvement conservateur et d'un certain nombre de groupes de réflexion et de partis fondamentalistes », rappelle-t-il. Cette fatalité avait comme conséquence la volonté de protéger tous ceux qui dans le Monde arabe pouvaient limiter l'éclosion de cet islamisme, et lutter contre le terrorisme qu'il pouvait entraîner, et d'une certaine façon, freiner les flux migratoires du Sud vers le Nord. D'où la politique de certains pays membres de l'Union européenne qui affichaient une complaisance avec un certain nombre de dictateurs parce qu'ils leur étaient utiles. Fort heureusement l'UE a réagi vite face à la détresse des mouvements de jeunes, notamment en appuyant ces mouvements, mais également en repensant le package de la politique de voisinage qui érige désormais en pour priorité le respect des Droits de l'Homme… Une valeur universelle partagée par les deux rives.