Le comble du ridicule a été atteint en Angleterre lorsque des voleurs se sont attaqués à The Free Store, un magasin où toute la marchandise est offerte gratuitement. Le magasin est une sorte d'entrepôt où les gens sont invités à se débarrasser de leurs objets inutiles et mis par la suite à la disposition de tout le monde. Il était donc inutile d'échafauder des plans pour entrer par effraction dans ces lieux et chaparder des biens qu'on pouvait prendre gracieusement en se présentant par la grande porte. Mais il y a certainement des gestes et des comportements dont on n'arrive pas à se défaire, quel que soit le contexte. C'est la profonde conviction que m'a laissée cette histoire, aussi absurde que grotesque, de la censure du livre posthume de Mohammed Laftah, Le dernier combat du captain Ni'mat. Une censure qui avance à visage masqué puisqu'il semble que personne ne sait encore qui est derrière la décision d'empêcher l'entrée au Maroc de quelques exemplaires du livre. Faut-il rappeler que le même roman avait été couronné par le prix de la Mamounia ? Qu'y a-t-il donc de si dangereux dans ce roman ? C'est l'histoire d'un officier de l'armée égyptienne à la retraite qui va tomber amoureux de son boy nubien. Une histoire d'homosexualité donc, qui «malmène» la bonne morale. Je ne connais pas beaucoup de bons livres qui n'offusquent pas, d'une manière ou d'une autre, la morale. Le plus drôle dans l'histoire est que ceux qu'on pourrait qualifier «d'inconditionnels de la lecture» ne courent pas les rues chez nous. En lisant les quelques bonnes feuilles du roman, que de bons samaritains ont bien voulu mettre sur facebook, je me suis rendu compte qu'il ne suffisait pas d'être capable de lire, mais qu'il fallait aussi aimer le style de l'auteur et être capable de le comprendre. Cela réduit considérablement le nombre de lecteurs potentiels que ce roman risquerait «d'égarer». D'ailleurs, la commande des livres refoulés ne dépassait pas 250 exemplaires, pour tout le Maroc. C'est certainement moins que le nombre de personnes qui se connectent aux sites pornographiques chaque minute (je n'ai pas osé dire chaque seconde). C'est une de ces absurdités qu'on ne peut expliquer que par la phobie des livres, profondément enracinée chez les censeurs, même si le pouvoir «de nuisance» des livres a depuis longtemps cédé la place à d'autres médias comme Internet. Je me rappelle, il y a quelques décennies, du courage dont il fallait faire preuve quand on voulait ramener des livres dans nos bagages. Cela a été mon cas à de nombreuses reprises. Une fois, le douanier m'avait intimé l'ordre d'ouvrir ma valise et y avait plongé jovialement sa main. C'est connu, les bonnes choses se calent toujours au fond. Son sourire malicieux s'était figé quand ses doigts experts avaient frôlé cet objet dangereux qu'on appelle un livre. Il s'en est saisi et l'a retourné dans ses mains, beaucoup plus pour en apprécier le volume que le contenu. J'étais surpris de constater qu'il ne cherchait pas à lire le titre. Il l'a posé à côté de lui en me regardant sévèrement comme si j'avais abusé de sa confiance. Puis il a replongé la main et en a sorti un deuxième, puis un troisième. Il s'est alors redressé et m'a dit sur un ton menaçant en pointant du doigt les livres : «C'est quoi, ça ?». Je ne sais pas ce qui m'a poussé à répondre : «des livres». Il n'a pas apprécié ma réponse, malgré son bon sens. «Des livres ? C'est ce qu'on va voir» m'a-t-il lancé. J'étais malgré ma peur inexpliquée, curieux de savoir comment il pouvait douter que ces objets étaient bel et bien des livres. Des livres inoffensifs qui ne parlaient que de littérature, de sentiments et d'amour. Il faut dire que j'avais tout contre moi. J'étais jeune, étudiant, venant de l'étranger et en plus, avec des livres au fond de ma valise. Le douanier s'est éclipsé quelques minutes puis est revenu, devançant un monsieur en civil qui arborait fièrement un talkie-walkie. Après m'avoir dévisagé pour lire sur mon visage ce que les titres de mes livres ne lui diraient certainement pas, il s'est saisi de mon passeport, l'a feuilleté avec violence, comme s'il cherchait quelque part la confirmation d'une culpabilité. Puis il m'a regardé de nouveau avant de me poser la même question que son camarade : «C'est quoi ça ?». J'avais perdu beaucoup de ma superbe. L'affaire commençait à prendre une tournure grave quand le talkie-walkie s'en était mêlé. «Ce ne sont que des romans», lui ai-je dit, en espérant qu'une tournure négative atténuerait un peu de sa défiance. Il a pris alors un premier roman dans ses mains et m'a dit sans me regarder : «Ça parle de quoi ?». J'avais l'impression d'être devant mon professeur qui cherchait à vérifier si j'avais bien appris ma leçon. J'aurais aimé lui raconter l'histoire avec détails. Je me suis contenté de lui affirmer, le plus bêtement du monde, «Ça ne parle de rien». Malgré l'absurdité de ma réponse il a semblé s'en satisfaire. Il m'a alors rendu mes livres et a fait signe à son camarade, un peu déçu, de me laisser passer. C'était il y a longtemps, dans un monde effrayant que personne ne souhaiterait plus revoir. Malgré son absurdité, ce système pouvait encore se vanter d'être efficace. Ni les chaînes satellitaires, ni Internet n'existaient encore. Censurer aujourd'hui un livre, peu importe son contenu, est une parfaite ineptie. C'est comme si on s'appliquait à fermer à double tour, une porte plantée en plein désert. Si la censure pouvait disposer d'un brin de discernement, elle cesserait d'exister.