On se pose beaucoup de questions sur le paysage politique qui sortira des élections du 25 novembre prochain. Plusieurs scenarii sont envisagés, mais on peut déjà affirmer que la majorité des Marocains attend la matérialisation d'un changement perçu comme une promesse qui tarde à se concrétiser. Tout le monde est à l'affût de ces indices qui confirmeraient qu'un renouveau s'est opéré. On scrute les nouveaux visages, on examine les nouveaux comportements, on sonde les nouvelles pratiques... Le maître mot semble être la nouveauté, qui donnerait à l'espoir de la rupture un peu plus de consistance. Les partis politiques, conscients de cette attente, saisissent l'aubaine et rivalisent d'ingéniosité pour nous convaincre qu'ils ont changé. Ils amplifient les moindres indices qui plaideraient pour ce changement. Les chiffres sont appelés à la rescousse. On nous dit que plusieurs candidats aux élections n'ont jamais été élus auparavant, que le pourcentage des diplômés est plus élevé qu'avant, qu'il y a désormais plus de jeunes et moins de «notables»,... Des arguments qui ne convainquent pas toujours les sceptiques. Ces derniers pensent que rien n'a réellement changé ou que le changement n'est que de façade et masque la réalité de la permanence des anciennes pratiques. Mais qu'on y croie ou pas, la question de la rupture est dans toutes les têtes. Elle est valorisée et présentée comme la caution d'un renouveau, dont la valeur émane essentiellement de son éloignement des pratiques du passé. Tout était mauvais, tout sera meilleur. Voilà le credo. Il est difficile cependant de concevoir la réalité politique, avec sa complexité, d'un point de vue aussi manichéen. Ceux qui appellent à la rupture expriment en réalité une envie de voir venir “plus»? de rupture et non La Rupture. Il reste toujours une rémanence du passé qui rassure non seulement ceux qui ont des intérêts à défendre, mais aussi ceux qui ont des appréhensions sur la nature du changement à venir. Cette permanence est notamment incarnée par l'institution monarchique, qu'on voudrait plus ou moins neutre, mais toujours gardienne des équilibres. J'ai été surpris de lire dans un quotidien le point de vue d'un jeune du 20 février à propos «du risque» de voir les «islamistes» arriver au pouvoir. Le jeune, présenté par le journal comme une figure emblématique du mouvement, s'est dit prêt à accepter le verdict des urnes, parce qu'il est fondamentalement démocrate. Puis il a ajouté, que de toute façon, il n'avait aucune raison de s'inquiéter de l'éventuelle victoire des «islamistes», «parce que le vrai gouvernement se trouve au Palais». Les propos sont peut-être «spontanés», mais c'est justement cette spontanéité qui leur procure toute leur valeur. Ils expriment une réalité contradictoire, mais révélatrice. Voilà un membre d'un mouvement qui considère que la nouvelle Constitution ne va pas assez loin dans l'instauration d'une monarchie parlementaire sur le modèle occidental, mais qui trouve, en même temps, dans cette monarchie l'ultime refuge contre une peur de l'inconnu. Tout en appelant à des ruptures, on se rassure des permanences quand ces ruptures ne répondent plus aux espoirs réels. C'est une question d'assurance dont ne se déferaient que les plus téméraires. Voilà donc que le changement peut devenir une hantise, autant pour ceux qui ont peur de perdre des avantages, souvent mal acquis, que ceux qui ont réussi à arracher à la force d'une lutte coûteuse, plus de liberté et de démocratie. Il y a bien entendu une différence fondamentale entre les deux. Les premiers ne voudraient «aucun changement», là où les deuxièmes n'accepteraient pas «n'importe quel changement». C'est certainement la chance du Maroc de pouvoir avancer sur la voie des réformes dans un environnement stable qui tempère l'impétuosité d'un changement trop brusque. Qui ne voudrait pas voir notre pays bénéficier des avantages de la démocratie la plus accomplie ? Qui refuserait plus de liberté et de prospérité ? Si on laisse de côté la petite minorité dont les intérêts s'opposent à ces vœux, la majorité adhére spontanément à ces valeurs. Cependant, avoir des aspirations communes ne signifie pas qu'on soit d'accord sur le meilleur chemin qui y mène. Nous sommes naturellement différents, tout en étant unis par notre communauté de destin. Il paraît que toutes les cellules de notre corps se renouvellent constamment, à l'exception de celles du cerveau. Ce corps en perpétuel changement reste néanmoins un et trouve sa permanence dans ce qu'Aristote appelle «l'âme». Celle-ci constitue la nécessaire unité du corps. Quand le pays foisonne de propositions qui vont dans tous les sens, il est de bon aloi, de se rappeler ces permanences, de croire en l'existence de cette âme cohésive. Elle s'incarne dans nos valeurs, nos cultures, nos convictions, nos combats pour la liberté et la démocratie et aussi notre monarchie. C'est une vérité à rappeler en ces temps de campagne électorale où nos différences deviennent nécessairement plus visibles que notre identité.