La compétition est une réalité incontournable dans un monde où nous sommes condamnés à être parmi les premiers. Ce principe s'inspire de la nature qui a fait de la sélection un moyen pour améliorer les espèces. Heureusement, la civilisation a bousculé cette mécanique implacable, en intégrant des principes moraux qui arrachent l'homme à sa condition animale. Notre humanité nous pousse à soutenir les plus faibles, à leur venir en aide, au lieu de les écraser ou de les abandonner à leur sort comme le voudrait notre animalité. Le monde économique, qui se désigne comme froidement technique, se soustrait à bon compte aux règles morales. Dire qu'il y a dans le domaine de l'économie peu de place à d'autres considérations que la performance, ne choquerait personne. La compétitivité semble même fonder la légitimité d'être d'une structure donnée, comme le défaut de performance justifie sa disparition. On considère qu'il vaut mieux laisser mourir une affaire qui piétine que de la maintenir sous perfusion. Laisser-faire, laissez-passer, est la règle qui permet à l'économie d'opérer une sorte de sélection naturelle. Tant que les conséquences de cette loi restent au bénéfice des hommes, on ne peut que les accepter. À quoi sert la performance économique, si elle n'œuvre pas pour la prospérité des hommes, leur développement et leur bien-être? Cependant, quand la compétition devient une finalité en soi, quand on cherche à ajouter de la performance à la performance pour plus de gain, nous tombons dans les pires dérives. En principe, plus une entreprise dégage de bénéfices, plus sa responsabilité sociale augmente. Les impôts ont justement pour fonction d'assurer la redistribution sociale des richesses pour le bien de la communauté. Mais les entreprises n'aiment pas les impôts. Elles les considèrent souvent comme des freins à leur compétitivité, même si l'argent non prélevé va beaucoup plus vite dans les poches des actionnaires sous formes de dividendes et dans les primes mirobolantes des responsables. Dans la première mouture de la loi de finances 2012, le gouvernement avait prévu de financer un fonds de solidarité sociale, en prélevant 4,5% des bénéfices des établissements de crédit. Certains affirment que c'est la raison du retrait précipité du projet le 21 septembre dernier. Comment ne pas leur donner raison, quand on voit que le projet est revenu au Parlement expurgé de cette mesure sociale? Pourtant, nos établissements de crédit se portent à merveille. Oui, mais c'est pour cela justement qu'il faudrait les laisser tranquilles. Sinon, gare à la compétitivité ! Notre économie était sur un nuage la semaine dernière. Nous avons réalisé une performance en réussissant un saut de 21 places dans le dernier classement du Doing business 2012. Nous sommes désormais au 94e rang mondial. C'est avant tout une victoire sur nous-mêmes. L'exploit n'est remarquable que parce que nous étions dans une position peu honorable. Nos compétiteurs restent bien loin de nous. La Tunisie trône à la 46e place et l'Arabie Saoudite est classée 12e. Mais ne boudons pas notre plaisir, pour une fois que nous trouvons grâce aux yeux des organismes internationaux. La France, elle, ne voudrait pas subir l'humiliation de perdre ses trois «A». On devine que ce n'est pas seulement une question d'image. Fortes de cette obsession de classement, les agences de notation toisent les Etats comme le ferait un professeur acariâtre avec un élève paresseux. La France est sommée d'avoir un «comportement budgétaire» convenable, sous peine de se voir retirer sa distinction. La France tient fort à sa distinction, non pas par fierté, mais parce qu'une dégradation aura des conséquences fâcheuses sur les conditions de financement de son économie. Ces agences sont de plus en plus critiquées. Elles dépassent leur rôle d'indicateur de performance pour devenir de vraies instigatrices à la contre-performance. Leurs menaces deviennent très vite des réalités, puisque les acteurs économiques sont à leur écoute. Tout soumettre à la logique du classement aboutit des fois à des dérives. Aujourd'hui, nos bacheliers sont obligés de courir derrière la plus haute moyenne possible parce que le diplôme tout seul ne permet plus la sélection. Mais cette course aux mentions a donné dans la réalité des résultats opposés. Nous avons l'impression que plus nos bacheliers réussissent avec brio, moins ils sont performants. C'est que la folie des classements développe aussi des stratégies vicieuses. Pour être le premier, il faut logiquement être performant. Mais d'autres moyens permettent de s'accaparer cette place. Il y a d'abord la triche, ce fléau de notre école et de notre société, qui permet d'être le premier sans être le meilleur. On peut aussi travailler à réduire la performance des autres, au lieu de s'échiner à augmenter la sienne. Les coups bas, les bâtons dans les roues, les blocages deviennent la règle pour garder une place dans le classement, sans que la compétition ne se traduise par une amélioration des performances. Ce sont des stratégies que favorise notre système éducatif et qu'on retrouve par la suite dans nos entreprises. Elle finissent par compromettre notre véritable compétitivité économique.