Si les internautes marocains votaient, vers qui porteraient leurs intentions de votes ? Voilà la question à un million de dollars qui peut sembler inopportune, mais qui se révèle assez intéressante à quelques semaines des législatives anticipées prévues pour le 25 novembre prochain. Alors que les partis politiques sont sur les starting blocks de la campagne électorale, le débat sur la Toile devient de plus en plus vivace et recèle d'importantes conclusions, comme le démontre l'enquête que viennent de mener le think thank européen, Thomas More et le cabinet Tendances Institut, sur «les attentes des Marocains à l'approche des élections». Une démarche assez intéressante, qui se focalise sur les principales tendances exprimées via la Toile par les internautes marocains surtout que la leçon première qui découle de l'enquête, c'est le dynamisme de la blogosphère marocaine, comme en attestent les chiffres. Ils sont près de 10 millions d'internautes dans le royaume contre 3,9 millions de Tunisiens et moins de 6 millions d'Algériens. Une nouvelle génération de citoyens 2.0 qui place le Maroc au rang de pays le plus développé de la région en la matière et qui fait de la blogosphère nationale «une originalité au Maghreb par son ancienneté et sa liberté de ton», souligne l'analyse. Cette blogosphère reste surtout attachée à l'évolution politique et socioéconomique du pays, en s'inscrivant dans le sillage des débats qui émergent des questions d'actualité nationale. Normal, donc, que depuis le lancement du processus de réformes politiques avec l'adoption de la nouvelle Constitution et à l'approche des élections du 25 novembre, que le débat soit centralisé sur les partis politiques et leur capacité à relever les défis de la société marocaine. Génération politisée, mais méfiante «La jeunesse marocaine s'intéresse beaucoup plus à la vie politique que les générations plus âgées et s'exprime beaucoup plus sur le sujet», rapporte l'étude qui précise, par ailleurs, que cet intérêt est de longue date, «même s'il s'est accru à l'occasion du printemps arabe». Cette conclusion vient encore une fois démentir les préjugés sur une jeunesse moins portée sur la chose politique. La jeunesse marocaine, en tout cas celle de la Toile, reste mobilisée mais inquiète, souligne l'enquête, qui s'appuie sur l'engouement manifesté qui témoigne d'une «forte modernisation de la relation à la politique». Un fort engouement donc, qui découle plus de l'attente des Marocains sur l'après 25 novembre que de la réelle capacité des partis politiques à porter les enjeux de la réforme. Si la politisation des jeunes paraît, désormais, comme un fait établi, la fracture avec les partis politiques reste encore assez béante. La preuve en est que l'opinion reste encore fragmentée et à quelques jours des élections, aucune tendance nette ne se dégage sur les intentions de vote en faveur d'un parti ou d'un autre, même si on note une hausse notable de l'intérêt pour les thématiques islamistes ou conservatrices, ces dernières, incarnées par lePJD, sont largement perçues comme un frein à la poursuite des acquis enregistrés notamment sur les aspects liés aux libertés individuelles. «Les internautes expriment un réel intérêt pour l'ensemble des partis et manifestent leurs attentes quant aux programmes des partis sur le fond», dévoile l'étude qui voit à travers «cet éclatement de l'intérêt partisan», l'effet des attentes exprimées, conjugué au dynamisme de la société en matière politique. Attentes légitimes Pour les internautes marocains, les principaux enjeux des élections restent focalisés sur des questions d'intérêt économiques et de gouvernance. Les inquiétudes par rapport à ces aspects dominent d'ailleurs les débats sur la toile et portent entre autres et principalement, «sur la capacité du gouvernement à offrir des perspectives à la jeunesse». Les réformes politiques engagées «sont souvent saluées, mais les internautes marocains estiment qu'il y a beaucoup à faire», souligne l'enquête, qui dévoile également la forte attente d'une régulation plus sévère sur la corruption et plus de transparence dans la gestion des affaires publiques. Le récent refus de certains partis politiques d'adhérer à la charte anti corruption de l'Instance centrale de prévention de la corruption a été très largement critiqué, note l'étude, qui souligne que la communauté Internet voit par là «un signe que la classe politique ne souhaite pas réellement s'engager». C'est là, d'ailleurs, que se situe le décalage entre les formations politiques et les citoyens et qui risque d'influer sur la participation aux législatives prochaines. L'enquête souligne, en effet, «qu'on peut donc s'attendre à ce que ces élections connaissent une configuration comparable à celle de 2007, avec un taux de participation en dessous des attentes et une fragmentation relative des forces politiques, en voix comme en sièges». C'est une invitation aux partis de faire amende honorable, même si le temps paraît assez court, d'ici le jour du scrutin. En tout cas, les intentions exprimées par la toile marocaine composée en majorité de jeunes de sexe masculin, âgés entre 18 et 25 ans, sont claires. Plus que les élections que certains jugent comme une mascarade au regard du contexte politique actuel, les attentes des Marocains sont plus tournées vers une véritable prise en compte des défis socioéconomiques. Ce sujet devrait donc cristalliser les débats lors de la campagne, pour permettre aux citoyens de voter en connaissance de cause. Il est vrai qu'il ne s'agit que d'un échantillon pris sur la toile, mais le discours et les thèses exprimés ne trompent pas, et le fait nouveau dans la donne, c'est que «l'opinion publique s'organise online et influe sur le offline». Dix millions d'internautes, c'est autant d'électeurs potentiels et donc de votes à glaner.... Point de vue Nathalie Brion, Président Tendances Institut La question des élections revient souvent dans les discours. Ce que l'on peut observer, c'est que nous avons un intérêt prégnant de la jeunesse marocaine pour la politique. Elle se montre inquiète de son avenir, souvent critique sur la lenteur des réformes, mais elle manifeste également une assez grande modernité. Du coup, nous assistons plus à un éclatement de l'opinion et à sa fragmentation, qu'à une polarisation autour d'un parti d'opposition. Cette fragmentation est assez caractéristique des sociétés modernes et je pense que c'est un des marqueurs de la différence du Maroc d'avec ses pays voisins. Concernent notre approche, elle repose sur une analyse tendancielle sociologique. Contrairement aux sondages quantitatifs, nous privilégions l'approche qualitative. En d'autres termes, nous ne travaillons pas sur un échantillon, mais sur l'analyse des discours tenus, ainsi que sur la «viralité» des contenus. Nous prenons en compte la popularité d'un blog au regard de son nombre de visiteurs. Lorsqu'un blog est visité plus de 5.000 fois, nous considérons qu'il est prescripteur et qu'il s'agit de ce que nous appelons un micro leader d'opinion. Toute la méthodologie de Tendances Institut repose sur le fait que ces micro-leaders sont illustratifs de la façon dont la société évolue. De même, nous ne posons pas de question (ce que font les sondages), mais observons les discours spontanés. Là également, nous avons choisi l'approche qualitative. En l'espèce, nous avons travaillé sur plus de 300 blogs répertoriés en fonction de leur popularité et analysé plus de 250.000 mots. Nous n'avons travaillé qu'en langue française. Thomas Leseuer, Délégué général de l'Institut Thomas More. «La jeunesse marocaine reste méfiante vis à vis des partis» Les Echos quotidien : Pourquoi choisir le Maroc pour cette enquête ? Thomas Leseuer : L'Institut Thomas More travaille depuis deux ans sur les tendances lourdes et leur évolution dans le Maghreb. Nous publions régulièrement le rapport sur la «Sécurité durable» dans la zone, qui suit et analyse non seulement les questions de sécurité hard (fragilisation de la bande sahélo-saharienne, terrorisme, trafics, etc) mais aussi soft (sécurité humaine, développement économique et social, jeunesse, etc.). Le Maroc est intéressant, parce qu'il a un vrai modèle de société et que les gens, tout en en critiquant les imperfections, semblent y tenir fortement. L'enjeu pour les dirigeants actuels et à venir est de piloter le changement, sans tout bousculer. Quelles sont vos principales conclusions ? Notre étude paraîtra mi-novembre, mais les premières conclusions sont au nombre de trois. D'abord, on observe une jeunesse marocaine à la fois mobilisée, mature sur les enjeux des élections du 25 novembre. Elle attend beaucoup. Mais en même temps, deuxième conclusion, elle doute, elle est inquiète, assez méfiante à l'égard des partis -de tous les partis-, et s'impatiente de voir des réformes profondes en matière de gouvernance et de lutte contre la corruption. Ce double mouvement produit, troisième observation, une opinion fragmentée et un éclatement de l'intérêt partisan. Si bien qu'il est peu vraisemblable qu'aucune force, à commencer par le PJD qui le prétend, ne domine nettement dans les urnes. On peut douter, à la vue de ce qui s'échange sur la blogosphère marocaine, que le parti islamiste parvienne à 80 sièges. Sa stratégie de communication pré-électorale ressemble à celle de 2007, mais on sait ce qui s'en est ensuivi... On peut s'attendre à un scénario assez identique. Cartes de visite Fondé en 2004, l'Institut Thomas More est un think tank d'opinion européen et indépendant basé à Bruxelles et à Paris. Il diffuse auprès des décideurs politiques et économiques et des médias internationaux des notes, des rapports, des recommandations et des études réalisés par les meilleurs spécialistes. Selon sa direction, «l'Institut est à la fois un laboratoire d'idées et de solutions innovantes et opératoires, un centre de recherches et d'expertise, un relais d'influence...». Organisé en réseau, il réunit et fait travailler ensemble des personnalités politiques, des chefs d'entreprises, des experts et analystes européens. l Tendances Institut, basé à Paris, est un cabinet d'études qualitatives spécialisé dans l'analyse des tendances sociétales, basé sur une approche qui repose sur le repérage en amont des tendances «dotées d'impact et des scénarios prospectifs». Cette méthodologie sociologique s'appuie sur l'analyse «lexicométrique des discours tenus sur le web, car la compréhension sémantique des discours permet d'identifier les évolutions sociétales, leurs dynamiques et leurs orientations».