Bienvenue dans la «blogoma», la blogosphère marocaine, un monde virtuel, parallèle à la «vraie vie», au sein duquel on est soi mais pas tout à fait, et où on expérimente aussi une nouvelle forme de citoyenneté. Radioscopie d'un véritable phénomène de société. C'est un fait avéré, de plus en plus de Marocains «bloguent». Fin 2006, on comptabilisait 20.000 blogs sur la Toile marocaine. Gageons qu'aujourd'hui, vu le succès du phénomène, on soit passé à 25.000. «La blogosphère marocaine est l'une des plus actives du monde arabe», nous explique Abdelkhalek Zyne, directeur multimédia chez Wana. Ce qui s'explique sans doute par la relative liberté qui prévaut au Maroc. «L'Internet au Maroc est un peu plus libre que dans les autres pays arabes», explique Omar Balafrej, directeur du Technopark de Casablanca et blogueur à ses heures. Véritable phénomène de société, le blogging traduit un fort besoin de la société marocaine de s'exprimer, de partager, de se rencontrer. Pourquoi bloguent-ils ? Car l'essence du blogging, c'est la rencontre et l'échange autour d'un contenu partagé. «Les blogueurs cherchent avant tout à entrer en contact, à créer des liens, à se constituer un réseau d'amis, une communauté autour d'intérêts communs», ajoute Abdelkhalek Zyne. On blogue ainsi toujours dans l'attente d'une réaction du lecteur. «L'esprit du blogging, c'est de créer de l'interaction. Le contenu n'est pas statique», explique le blogueur Icepirit. Bloguer, c'est aussi s'exprimer, faire part de ses états d'âme, dans un monde virtuel qui garantit l'anonymat et autorise toutes les audaces. Le blog agit alors comme une thérapie. «Le blog, c'est le journal intime numérique du XXIe siècle», résume Abdelkhalek Zyne. A travers le blogging, on existe, on fuit sa condition, on s'évade dans un monde virtuel :«on se crée une vie, une identité virtuelle, qui fait partie intégrante de notre personnalité», nous confie Icepirit. «Parmi les blogueurs, on trouve beaucoup de gens modestes qui aspirent à se construire une autre vie sur internet», poursuit Abdelkhalek Zyne. Bloguer, c'est aussi être reconnu pour ce que l'on fait, pourquoi pas devenir célèbre. «Mon audience avant le blogging était assez restreinte, seules ma mère et quelques amies lisaient ce que j'écrivais, donc j'ai décidé de l'élargir», explique Hanane sur son blog. Sociologie des blogueurs marocains De l'homme politique à l'adolescente qui cherche à partager ses photos de vacances, le profil des blogueurs varie considérablement. Mais les blogueurs ne sont pas forcément ceux que l'on croit. «Contrairement à ce qu'on pense, le phénomène des blogs n'est pas réservé aux jeunes branchés des capitales. Il y a davantage de blogueurs dans les régions reculées que dans les grandes villes», nous explique Abdelkhalek Zyne. En l'absence d'étude sur le sujet, il est difficile de donner des chiffres fiables. Même si la jeune génération est à l'avant-garde du phénomène, le besoin de s'exprimer sur la Toile a aussi récemment gagné la génération de leurs parents. C'est le cas de Fouad, 46 ans, enseignant à Casablanca, qui s'est mis à bloguer il y a peu et qui s'est même s'inscrit au concours des meilleurs blogs organisé par Wana ! Quant à la proportion hommes/femmes, difficile de se faire une idée précise, faute de chiffres. «Pour une institutrice ou un médecin de province, c'est une opportunité de rester en contact avec les autres», poursuit Abdelkhalek Zyne. C'est le cas de Hanane, professeur d'anglais dans «le petit lycée d'un petit patelin», qui relate dans «Diary of a teacher» le récit des différents évènements de sa vie. «Dans la blogoma, il y a un certain équilibre entre hommes et femmes, bien que les filles fréquentent moins facilement les blogmeeting (ndlr :rencontre de blogueurs). Mais le blogging citoyen compte plus de femmes que d'hommes !», nous explique Nadia, la blogueuse solidaire. Quelle proportion de blogs arabophones et francophones ? La tendance est à l'arabisation, signe de la démocratisation d'internet. «Contrairement aux premières années où les francophones étaient prépondérants, actuellement, de plus en plus de blogs sont en arabe», ajoute Othman Boumaalif, qui a laissé tomber sa carrière de médecin pour se consacrer exclusivement au phénomène et promouvoir le blogging à travers le Maroc. Le blogging citoyen L'affaire Erraji est sur toutes les lèvres, ou plutôt sur toutes les pages. A travers la mobilisation qu'a suscitée le jeune blogueur, condamné puis relaxé pour atteinte à la personne du roi, on saisit l'ampleur de l'élan citoyen qui anime la blogoma. La blogosphère constitue ainsi un cyberespace de liberté où l'on expérimente la démocratie et le débat d'idées. «Le blog est avant tout un acte citoyen », déclare Omar Balafrej. En parlant de son quotidien, on revendique, on critique, on dénonce. «Les gens inventent une nouvelle citoyenneté : la e-citoyenneté. Les blogueurs prennent des positions courageuses et construisent en cela leur citoyenneté», poursuit-il. Pour Othmane Boumaalif, la blogoma «reflète le dynamisme d'une génération de Marocains qui essaie de changer le visage du Maroc. Même si on est encore loin du militantisme politique égyptien ou tunisien, l'expression politique est de plus en plus prépondérante». Blogs et médias : une relation complémentaire ? Dans ce sens, les initiatives citoyennes se multiplient. Citons la mobilisation des blogueurs pour le sauvetage du système éducatif ou le mouvement de boycott contre Maroc Telecom qui avait censuré le site d'hébergement de vidéos Youtube. De là à se substituer aux journalistes ? Avec l'avènement d'Internet, on parle désormais d'un journalisme citoyen pour qualifier les actions de ces cyber-citoyens d'un nouveau genre, qui utilisent les nouveaux moyens de communication pour produire de l'information, et plus seulement la consommer. D'où un conflit possible avec les médias classiques. «Au départ, une méfiance prévalait, car la verticalité des médias traditionnels entre consommateurs et producteurs n'existe pas au niveau des blogs», explique Othmane Boumaalif. Mais il ajoute que la relation évolue dans le bon sens: «aujourd'hui, elle est complémentaire. Le blogging a poussé les médias à changer de moyens d'investigation. Un blogueur ne peut pas se substituer à un journaliste qui reste un architecte de l'information. Mais les journalistes n'ont pas le monopole de l'information». Les blogueurs analysent aussi l'avènement du blogging comme une opportunité pour la presse de gagner de nouveaux lecteurs. «Grâce aux blogs, les gens s'habituent à lire, ils s'instruisent, s'intéressent à des sujets de société». En fin de compte, le phénomène des blogs doit être interprété pour ce qu'il est, à savoir la manifestation d'un besoin d'expression et de partage autour d'un très fort sentiment d'appartenance au Maroc, plutôt que comme une force subversive. «Les blogueurs revendiquent avant tout leur «marocanité». Il s'agit de démystifier un phénomène créé par des gens normaux qui ont juste quelque chose à dire», conclut un professionnel du multimédia. Espérons que tout le monde l'entende de cette oreille. ■ Omar.balafrej.com : le blogueur militant Cet observateur passionné de la web-culture est intarissable sur un phénomène qu'il qualifie de révolutionnaire. Directeur du Technopark de Casablanca, ce jeune homme de 35 ans met tout son dynamisme au service des TIC et de la «blog-culture». Il a d'ailleurs lancé le premier blog d'entreprise au Maroc. C'est en 2006 qu'il rejoint l'aventure. Alors conseiller municipal d'Ifrane et rédacteur pour le journal de l'USFP, il commence à utiliser le blog pour diffuser ses écrits, essentiellement politiques et sociétaux. Au plan politique, le gain en termes de démocratie participative est inestimable. «Paradoxalement, alors qu'on assiste à une dépolitisation de la société marocaine, qui se traduit par un taux de participation catastrophique aux élections, de plus en plus de jeunes s'intéressent aux questions de société et politiques par le biais des blogs». Néanmoins, les acquis demeurent fragiles. «L'affaire Erraji doit nous faire réfléchir. Il faut absolument protéger les réussites récentes». Pour cela, il faut encourager toutes les initiatives propres à élargir la communauté : «pourquoi pas organiser des concours dans les lycées ou les écoles supérieures ?». Une autre question le taraude : comment transformer cet élan citoyen virtuel en une mobilisation politique concrète ? L'avenir nous le dira. Open World : la blogueuse solidaire ! Voilà la figure emblématique d'une génération qui a trouvé dans le blogging le moyen d'exprimer sa formidable envie de changer les choses. Nadia a 23 ans. Lauréate du Maroco Blogs Awards dans la catégorie «blog solidaire». Elle a déjà une réputation de grande dans l'univers de la blogoma. Sa devise «Remember, you are what you think, you think what you want» («Souviens-toi, tu es ce que tu penses et tu penses ce que tu veux») est une devise en forme d'appel à la liberté de penser. En 2004, alors étudiante, elle commence à bloguer en anglais sur la blogosphère américaine. C'est après un blogmeeting qu'elle rejoint la plate-forme marocaine et se met à bloguer en français. Son fer de lance, c'est le droit des femmes au Maroc. «A l'époque, j'étais bénévole dans une association de mères-célibataires. J'ai commencé à relater l'histoire de ces femmes en détresse dans mon blog sous la forme d'épisodes intitulés «Brave Hearts». Blogueuse féministe ? «Non ! C'est l'étiquette qu'on me colle mais quand je parle d'homosexualité ou de harcèlement, je m'exprime au nom des deux sexes». Malgré tout, l'Open World de Nadia est le refuge virtuel où résonne «la voix des femmes marocaines». En abordant des sujets comme la virginité, l'homosexualité, les relations hommes/femmes, les mères-célibataires, Nadia cherche à briser les tabous. «Des sujets considérés comme h'chouma au Maroc mais dont beaucoup de gens, et notamment les femmes, souffrent». Nadia a bien conscience d'aborder des thèmes qui choquent. Les tabous ont la vie dure et le chemin à parcourir est encore long. C'est la raison pour laquelle elle a décidé de bloguer sous un pseudo, «pour continuer ce travail en toute liberté».