Les trois couches de la gouvernance numérique Il n'existe aucune personne, gouvernement, organisme ou société qui contrôle l'espace numérique. La gouvernance numérique peut être divisée en trois couches, à savoir : infrastructure, logique, économique et sociétale. Les solutions aux problèmes de chaque couche comprennent les politiques, meilleures pratiques, les normes, les spécifications et les outils développés par la collaboration de parties prenantes et d'experts qui représentent le secteur commercial, les gouvernements, le milieu universitaire, le secteur technique et la société civile. L'espace numérique ainsi que sa gouvernance demeurent particulièrement complexes et véhiculent des enjeux stratégiques sensibles. À Marrakech, début mars 2016, la configuration géopolitique de cet espace a connu un tournant, les USA s'apprêtant à lâcher leurs emprises au profit d'une gouvernance multipartite et théoriquement indépendante, mais les inquiétudes sur l'influence de la Russie et de la Chine remontent à la surface. Passé relativement inaperçu, un tournant historique pour l'avenir d'internet s'est joué au début de ce mois de mars à Marrakech. Un état de fait plutôt compréhensible, puisque ce tournant n'impacte en rien l'usage quotidien que les internautes font de la toile, que ce soit pour un usage privé ou à des fins lucratives. Pourtant, ce qui s'est passé à Marrakech constitue un pas de géant dans la gouvernance de l'espace numérique mondial. Sous le haut patronage royal, la ville de Marrakech a accueilli, du 5 au 10 mars 2016, la 55e réunion de l'ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), organisme chargé de l'attribution des noms de domaine et des numéros sur internet, de la sécurité, de la stabilité et de la coordination mondiale du système d'identificateurs uniques d'internet. Cette réunion, co-organisée par le ministère de l'Industrie, du commerce, de l'investissement et de l'économie numérique, le ministère des Affaires étrangères et de la coopération et l'Agence nationale de réglementation des télécommunications (ANRT), a connu une participation record avec la présence effective de 2.300 délégués venus du monde entier dont 900 représentants du continent africain, dont 250 Marocains, ce qui témoigne du caractère stratégique qu'a revêtu cette rencontre. L'enjeu principal de la réunion de Marrakech était de parvenir à un accord sur une proposition commune de transition de l'ICANN par l'ensemble des membres de la communauté de l'internet vers une gestion multipartite. Un objectif qui a été finalement atteint, concluant avec succès cette session qui, au départ, n'était pas assurée de déboucher sur un consensus. Ainsi, suite à cette rencontre, les Etats-Unis sont en passe de lâcher l'emprise totale qu'ils exerçaient sur cette couche intermédiaire de l'espace numérique (voir infographie). Fin de la gouvernance centralisée Dans ce registre, force est de rappeler que le gouvernement américain, à travers la National telecommunications and information administration (NTIA), institution gouvernementale relevant du département du Commerce américain, avait annoncé, le 14 mars 2014, son intention de transférer son rôle de supervision des fonctions techniques clés d' internet, à la communauté multi-acteurs mondiale, ou «multi-stakeholders» pour les intimes. Du coup, les USA ont demandé à l'ICANN de convoquer les parties prenantes mondiales pour développer une proposition à ce sujet. C'est précisément cette étape fondamentale qui s'est déroulée à Marrakech où l'ICANN a adopté le jeudi 10 mars 2016 un plan de propositions, qui a été soumis à l'approbation du gouvernement américain. Ce paquet de mesures proposées, établi à la suite de 800 heures de travail, de 600 réunions et de deux ans de négociations, est le fruit d'une discussion inclusive et mondiale entre les gouvernements, les petites et moyennes entreprises, les experts techniques, la société civile, les chercheurs, les académies et les utilisateurs finaux. «Ce plan témoigne du travail ardu de la communauté internet mondiale ainsi que de la robustesse du modèle multipartite. Le plan a été envoyé au gouvernement des Etats-Unis pour examen. S'il satisfait aux critères nécessaires, nous aurons marqué un jalon historique dans l'histoire de l'Internet», estime Stephen D. Crocker, président de l'ICANN. Transfert de pouvoirs En clair, une fois entériné par les USA, un ensemble de mesures détaillées seront mises en oeuvre pour transférer la supervision de l'IANA américaine (Autorité chargée de la gestion de l'adressage sur internet), vers la communauté mondiale de l'internet regroupée au sein de l'ICANN. Une transition essentielle puisque les fonctions concernées sont critiques pour le bon fonctionnement d'internet. Il propose également des mesures pour renforcer la responsabilité de l'ICANN en tant qu'organisation complètement indépendante. «Une fois que la proposition prendra effet, les internautes du monde entier profiteront de la stabilité et de la sécurité d'internet ainsi que des améliorations apportées aux mécanismes décisionnels de la gouvernance de l'Internet», souligne Alissa Cooper, présidente du Groupe de coordination de la transition du rôle de supervision des fonctions IANA (ICG), qui a coordonné la mise au point de la proposition de transition. Cette mise en œuvre devrait s'achever avant l'expiration du contrat entre la NTIA et l'ICANN en septembre 2016. Dès lors, les Etats-Unis auront lâché leur contrôle des adresses internet. Enjeux géopolitiques Si pour les utilisateurs finaux, le changement après septembre devrait être invisible, les enjeux géopolitiques sont quant à eux bien réels et même redoutés par la communauté. Fadi Chehadé, président sortant de l'ICANN, s'attend en l'occurrence à des demandes d'auditions du Congrès US, certains parlementaires estimant que la supervision d'internet serait maintenant en danger en étant contrôlé par d'autres gouvernements, notamment par un front commun entre la Chine et la Russie. «Les politiciens doivent avoir un rôle, mais rester des partenaires. Les Etats-Unis ont posé comme condition de leur désengagement que l'ONU ne devait pas reprendre le travail de l'ICANN. Un modèle avec des décisions centralisées et reposant uniquement sur les gouvernements serait un désastre pour internet», expliquait Fadhi Chehadé à la presse lors de l'événement. Une crainte justifiée au vu des contraintes nationales que posent certains gouvernements à l'espace numérique, Chine en tête. Ceci dit, l'espace numérique est extrêmement complexe, certaines fonctionnalités restant hors du champ de décision de l'ICANN. Cette complexité s'est notamment illustrée dans la réponse à une question des Inspirations ECO lors de l'événement portant sur le blocage de la Voix sur IP qui a été appliqué au Maroc dès l'entame de 2016. «Cette question ne relève pas du niveau de compétence de l'ICANN, qui se limite à le seconde couche de l'espace numérique, même s'il est vrai que cette problématique est d'actualité dans plusieurs pays», a répondu Chehadé, en éludant ainsi la question.