Le contexte national devient de plus en plus dominé par les préparatifs des prochaines élections alors que plusieurs dossiers stratégiques sont en suspens. Le train des réformes risque, encore une fois, d'être pris en otage par les enjeux politiques. D'aucuns s'attendent à un lourd héritage pour le prochain gouvernement en dépit des engagements pris par l'actuelle équipe de mener à terme les réformes. C'est un ministre de l'actuel gouvernement qui en faisait presque, récemment, la confidence : «Le problème, c'est qu'il y a des projets stratégiques mais si compliqués à gérer que chaque gouvernement les refile à l'autre comme une patate chaude, car un mandat c'est au maximum cinq années» ! En effet, à quelques mois de la fin du mandat en cours, beaucoup de dossiers restent encore à solder pour l'équipe actuelle. En somme, c'est un aveu qui illustre la réalité des choses surtout à l'aune des réformes structurelles dont le pays avait grandement besoin, depuis des années, sans qu'elles ne soient véritablement effectives, en dépit de la succession de plusieurs équipes gouvernementales. C'est le cas aussi avec l'expérience actuelle au vu des dossiers qui restent à solder en dépit de l'engagement sans cesse réitéré par le chef de gouvernement, sur la nécessité et l'urgence d'entamer la concrétisation de ces chantiers transférants. Il est vrai que cette gestion politique qui consiste à «refiler» les dossiers chauds à l'équipe suivante n'est pas un fait nouveau. Le gouvernement Benkirane en sait d'ailleurs quelque chose au regard du lourd héritage qu'il a reçu du cabinet précédent, et qu'il a fallu solder alors que dans le même temps, d'autres nouveaux dossiers sont venus s'ajouter à l'aune des dispositions de la Constitution de 2011. «Les critiques sont certes un peu exagérées pour le cas de l'actuel gouvernement, qui a dû batailler fort pour assainir la situation économique mais avec sa légitimité politique issue de la dynamique du nouveau contexte porté par la Constitution, il aurait pu faire mieux», constate un analyste politique pour qui «il ne faudrait pas perdre de vue que certains dossiers attendent depuis plus d'une décennie». Improbable consensus À quelques mois des élections législatives, qui vont se traduire par l'arrivée d'une nouvelle majorité, le constat est que beaucoup de dossiers stratégiques risqueront d'être pris en otage par l'effervescence électorale. Il faudra donc attendre le prochain gouvernement pour faire repartir la machine alors que certains aspects de ces réformes qui font débat, risqueraient d'être revus par le cabinet qui prendra le relais. La session ordinaire des lois qui s'ouvrira durant ce mois de mars sera assurément une épreuve de course contre la montre pour adopter, dans l'urgence, plusieurs textes dont des lois organiques. Il faut dire que depuis le rappel royal, à l'occasion de l'ouverture de la dernière session parlementaire d'octobre dernier, le gouvernement s'est activé pour faire adopter, à son niveau, plusieurs textes qui seront incessamment soumis au Parlement. Les discussions assez houleuses qui ont suivi la mise dans le circuit procédurale des derniers textes ainsi que ceux en instance, laissent transparaître au grand jour des divergences entre les principaux acteurs politiques et les partenaires sociaux sur plusieurs points. Ces pommes de discorde, comme c'est le cas avec les retraites, risquent fort de freiner la machine et par conséquent de semer les germes d'un report de ces réformes, à défaut d'un consensus plus que jamais improbable. C'est ce que fait remarquer notre analyste qui met en exergue le fait qu'en dépit de certains textes à enjeu national, «les intérêts partisans seront assez pesants au fur et à mesure qu'approcheront les élections». C'est le cas d'ailleurs avec la loi sur l'amazighité ou sur la parité, en attendant celle des grèves. Cette dernière a été prise en charge par le patronat qui a déjà soumis une première version à travers ses représentants au niveau de la seconde Chambre du Parlement alors qu'elle ne semble pas constituer une priorité tant pour le gouvernement que pour les autres partis. Courage politique Le contexte national est déjà dominé par les préparatifs des prochaines élections, ce qui va certainement se ressentir sur la dynamique des réformes, comme le craignait déjà le FMI dans l'une de ses récentes analyses d'évaluation des perspectives de l'économie nationale. Dans le meilleur des cas, les prochains mois ne permettront que de valider des textes dans l'urgence afin de se conformer aux dispositions de la Constitution. Le problème, «c'est que les réformes ne s'arrêtent pas à l'adoption des lois», soutient un économiste. De toute évidence, certains dossiers qui seront soldés dans les prochaines semaines risquent d'être revus par le prochain gouvernement, qui sera probablement issu d'une nouvelle majorité. À ce sujet, il importe de reconnaître la mise en œuvre de certaines réformes, comme c'est le cas avec la nouvelle charte de l'éducation, qui nécessitera plusieurs années, d'où l'intérêt qu'elles soient préalablement entourées du plus large consensus possible. C'est aussi un autre motif d'inquiétude pour ce qui est de l'avenir de ces textes qu'il va falloir adapter à l'évolution du contexte national, lequel ne pourrait toutefois pas perdurer dans ce qui est considéré comme une transition car c'est ce qui dilue le courage politique nécessaire pour vraiment accélérer le train des réformes. Réforme de la justice UNE VERSION «LIGHT» POUR LE CODE PENAL Le périlleux chantier de la réforme de la justice va bon train. C'est ce qu'assurait le ministre de la Justice et des libertés, El Mostapha Ramid, lors d'une récente sortie médiatique portant sur le bilan de la réforme. Si certains chantiers font l'unanimité, d'autres en revanche suscitent des controverses. C'est le cas notamment de la réforme du Code pénal et du Code de procédure pénale. Comme annoncé par les Inspirations ECO dans son édition du 24 février 2016, le ministre de la Justice a préféré alléger sa réforme en vue de lui permettre de passer l'épreuve parlementaire. Dans son bilan de la réforme, le département de la Justice affirme que ce choix est dicté par les enjeux de la fin de mandat du gouvernement Benkirane et de la nécessité de répondre à certaines exigences constitutionnelles et engagements internationaux. Concrètement, au lieu de faire passer en un seul bloc l'ensemble des réformes prévues, le ministère a choisi d'adopter les dispositions les plus urgentes avant la fin du mandat de ce gouvernement et d'ajourner celles qui peuvent encore attendre. Décompensation LE SUCRE INTOUCHABLE... POUR LE MOMENT «Le contexte est inapproprié pour la décompensation du sucre», c'est ce que vient d'annoncer le chef de gouvernement Abdelilah Benkirane ce dimanche 28 février. Selon toute vraisemblance, cette réforme ne serait pas compatible avec les exigences d'une année électorale. Ce produit de base restera donc soutenu par la Caisse de compensation jusqu'à nouvel ordre. Pourtant, l'Exécutif n'a cessé de promettre que les subventions du sucre (estimées à 2 MMDH) allouées à la Caisse de compensation seront réorientées aux équipements de santé dans le monde rural et au Fonds de cohésion sociale (50%). C'est peut-être à ce niveau-là que le gouvernement était attendu et ce, pour l'ensemble de la réforme de la compensation. Benkirane a manifestement pris du retard sur le projet d'élaboration des mécanismes de subvention directs censés profiter aux populations les plus démunies. Reste que ce stand-by risque de coûter cher. Les prédictions de l'Organisation internationale du sucre (OIS) présagent un saut significatif des prix vers la deuxième moitié de 2016. En retardant sa réforme, le gouvernement Benkirane risque donc aussi de rendre la tâche plus ardue aux prochaines législatures. Code du numérique RETOUR VERS LE FUTUR Jugé liberticide, le Code du numérique (élaboré par les équipes de l'ex-ministre de l'Industrie Abdelkader Amara) présenté en 2013 avait suscité la grogne sur les réseaux sociaux et auprès d'une partie de l'opinion publique. Pourtant, le texte était très attendu par les acteurs du secteur des TIC. Repris par le département de Moulay Hafid Elalamy, le texte n'est plus apparu sur les radars. Une nouvelle mouture est toujours en cours d'adoption et devrait notamment intégrer les exigences de la nouvelle stratégie du numérique, également attendue. Cette nouvelle mouture ne serait pas attendue avant les prochaines élections législatives. Le texte devrait prévoir des peines privatives de libertés incriminant notamment les crimes électroniques et la cybercriminalité. Lois organiques LE FLOU PERSISTE Les lois organiques, notamment celles sur l'amazighité et le droit de grève, seront-elles adoptées avant la fin de cette première législature de la Constitution de 2011 ? La loi fondamentale semblait avoir tranché cette question en précisant dans son article 86 que «les lois organiques prévues par la présente Constitution doivent avoir été soumises pour approbation au Parlement dans un délai n'excédant pas la durée de la première législature suivant la promulgation de ladite Constitution». Cet article est aujourd'hui sujet à plusieurs interprétations, tandis que certains juristes avancent que toutes les lois organiques stipulées dans le texte de la loi fondamentale devront être adoptées avant la fin du mandat actuel. De plus, certains parlementaires précisent que l'obligation de l'Exécutif se limite à déposer ces textes devant la première Chambre avant la fin de la première législature. Il est à noter qu'à ce jour, aucun projet de loi organique sur le droit de grève n'a été déposé devant le Parlement. Seule la CGEM a tenté le coup en mettant dans le circuit une proposition de loi dans ce sens. Un texte qui sera donc déclassé et ne servira qu'à enrichir le débat. Bien qu'inscrite dans toutes les Constitutions qu'a connues le Maroc, la loi organique sur le droit de grève n'a jamais pu être adoptée en plus de 50 ans de vie constitutionnelle. Dialogue social LA CONFIANCE ROMPUE C'est l'un des dossiers sur lequel le gouvernement et les partenaires sociaux ont le plus tergiversé et multiplié les déclarations de bonnes intentions pour, au final, parvenir à un statu quo ! Au regard de la tension actuelle sur le front social, le moins que l'on puisse dire, c'est que la confiance est rompue et qu'il va falloir repasser pour que les deux parties accordent leurs violons. À tous points de vue, le gouvernement et les syndicats sont partis pour se regarder en chiens de faïence, jusqu'à la fin de l'actuelle législature avec tout ce que cela peut induire. La réussite des concertations est, en effet, un préalable pour celle de plusieurs autres dossiers prioritaires et la situation actuelle, marquée par des appels aux grèves, ne plaide pas pour l'adoption et la mise en œuvre de certaines réformes à caractères socioéconomiques sur lesquels pourtant, l'urgence d'agir fait consensus. À qui incombe la responsabilité de cette panne ? C'est la grande interrogation de l'heure en attendant les prochains rounds qui ne verront certainement pas le jour avant le 7 octobre. Fiscalité LA GRANDE REFORME REPORTEE C'est un des dossiers qui a le plus avancé sous l'actuel gouvernement avec la tenue des Assises de la fiscalité dès 2013 et donc une feuille de route balisée. Bémol, jusqu'à présent, le gouvernement a pris soin, par mesure de prudence, d'aller progressivement en adoptant quelques mesures au gré des lois de finances qui se sont succédées depuis. Le terrain a été balisé, mais à cette allure, et surtout que le gouvernement a déjà adopté sa dernière loi de finances du mandat en cours, il va falloir attendre les prochaines années pour l'adoption des mesures de fond. Education EN ATTENDANT LA THERAPIE DE CHOC La nouvelle charte de l'Education et la formation est en train d'être peaufinée au niveau de l'Exécutif et selon des sources informées, elle devrait atterrir au Parlement d'ici quelques semaines. C'est à ce moment que les discussions vont commencer pour réunir le large consensus nécessaire pour une feuille de route d'ensemble qui liera les prochains gouvernements qui se succéderont jusqu'en 2030, période sur laquelle s'étalera la mise en œuvre de la réforme. Le gouvernement va-t-il y parvenir avant la fin de son mandat ? Il faudrait nécessairement lever les divergences qui émergent déjà sur certains aspects de la thérapie de choc attendue comme l'ultime chance pour réformer le système éducatif marocain. Mohamed El Ghali Professeur de droit spécialiste des pratiques parlementaires à l'Université Cadi Ayyad de Marrakech Les Inspirations ECO : Quels sont les autres dossiers chauds qui peuvent être retardés par des considérations purement électorales ? Mohamed El Ghali : Parmi les dossiers qui traînent généralement en cette période pré-électorale, ceux liés à la corruption et à la moralisation de la vie publique. Certes, toute personne est censée être innocente jusqu'à preuve du contraire, mais on ne peut ignorer que les exigences électorales supposent un retardement de ce genre de dossier, notamment ceux concernant la dilapidation des deniers publics. Il faut savoir que dans ces cas de figure, nombreux sont les personnes poursuivies qui sont également candidates aux élections. Et c'est donc, en quelque sorte, dans le cadre de la parité et l'égalité des chances que ce genre d'affaires sont momentanément gelés. Il faut dire qu'il ne s'agit pas d'un phénomène propre aux élections législatives, c'est le cas aussi dans le cadre des élections régionales et communales. Cette situation n'est en outre pas propre aux élections de 2015 et 2016. Il s'agit donc d'une pratique qui pose de nombreux problèmes pour la continuité du rythme des réformes... Il s'agit d'une tradition médiocre résultat d'une pratique bien ancrée dans la vie politique du royaume. Maintenant, si on croit en des institutions démocratiquement élues et en l'indépendance du pouvoir judiciaire, nous devrions y mettre fin. Cela ne sert à rien de laisser-faire, pendant cette période des élections, pour ensuite se retrouver à essayer de colmater les brèches en poursuivant ces mêmes personnes. Cela ne peut que porter atteinte à l'intérêt général et aux institutions publiques.