Les conseillers ont épuisé, à ce jour, toutes les voies de recours pour retarder l'examen des projets de lois. Le gouvernement, au lieu d'explorer d'autres options, préfère attendre et laisser faire. Le 19 janvier, le gouvernement dépose une série de cinq textes de lois, portant, entre autres, sur la réforme du régime des retraites civiles et la couverture sociale pour les indépendants, devant la deuxième Chambre. La procédure de dépôt, voulue par la Constitution (art. 78) du fait qu'il s'agit de projets de lois à caractère social, a été précédée d'une polémique qui n'a cessé d'enfler à mesure qu'avançait le processus d'élaboration des textes. Un bras de fer s'est même engagé entre les syndicats et le gouvernement. Ils disent ne pas avoir été consultés par ce dernier. Et ce, au moment où le dialogue social est à l'arrêt depuis déjà des années. De marches en manifestations, en passant par des grèves, les syndicats ont fait entendre qu'ils ne laisseraient pas le gouvernement faire sa réforme de la retraite comme il l'entend. Le chef de l'Exécutif, lui, est allé dans l'une de ses nombreuses lancées logorrhéiques jusqu'à mettre son poste en jeu et menacer de déposer sa démission et celle de son gouvernement s'il n'arrivait pas à faire aboutir cette réforme. En gros, le gouvernement a préparé ses textes qu'il s'est empressé d'adopter en conseil de gouvernement et de déposer à la deuxième Chambre. Au début, rien ne prévoyait le blocage dans lequel les textes se sont enlisés plus de quatre mois après leur dépôt à la Chambre. De point de vue procédure, le bureau de la Chambre devait transmettre les projets de lois à la commission concernée, celle des finances et du développement économique dans ce cas, sans délai. La commission, elle, devait entamer leur examen, au plus tard dans une semaine, selon l'article 180 du règlement intérieur de la Chambre. Or, au premier appel à la réunion, les conseillers ont décidé de faire la sourde oreille. De même pour le second. La commission ne s'est donc pas réunie faute de quorum. Et quand ce stratagème a été épuisé, et que la commission devait se réunir, même en l'absence du quorum, les syndicats et les partis d'opposition ont tous répondu présent. Et à l'ouverture de la réunion, en présence des deux ministres concernés, de la fonction publique et du budget, les conseillers ont demandé à prendre la parole, dans le cadre de points d'ordre. En d'autres termes, ils ont voulu intervenir sur des questions relatives à la gestion et au déroulement de la réunion et pas sur le contenu des textes. D'intervention en intervention, ces débats marginaux se sont éternisés et la réunion a été levée sans même avoir vraiment commencé. Les deux ministres n'ayant pu présenter les textes, faute de temps, les débats en sont toujours à la case départ. Les débats ont finalement commencé, mais… Une deuxième tentative de réunion de la commission, le 30 mars, a fini de la même manière : un échec total. Les conseillers ont, de nouveau, demandé et obtenu parole, et leurs interventions ont fini en queue de poisson. Ils se sont toutefois mis d'accord pour que la réunion de la commission reste ouverte, en attendant sans doute l'issue des négociations entre le gouvernement et les syndicats à l'occasion de la reprise du dialogue social. Lequel dialogue a fini dans une impasse, tout comme cette réunion de la commission. Il faut préciser que pendant tout ce parcours, les débats ont buté sur seulement deux textes. Le premier est relatif au relèvement de l'âge de la retraite et le second aux méthodes de calcul de la pension. Les trois autres textes portant sur l'augmentation de la pension minimale et la couverture sociale et l'assurance maladie obligatoire pour les indépendants n'ont même pas, encore, été abordés. En fin de compte, le président de la commission, après avoir épuisé tous les recours, a été contraint de s'en remettre à la présidence de la Chambre, en application de l'article 189 du règlement intérieur. Lequel article stipule, en substance, qu'une fois passé le délai de deux mois fixé pour examiner un texte en commission, le président soumet un rapport au président de la Chambre expliquant les raisons du blocage. Il s'en est suivi une réunion, lundi 23 mai, de la conférence des présidents (formée, outre du président de la Chambre, de ses vice-présidents, les présidents des commissions, les chefs de groupes parlementaires et un représentant du gouvernement) qui a décidé de reverser le texte dans la même commission. L'examen des deux textes a finalement commencé. La commission dispose d'un délai d'un mois pour boucler les débats et voter les deux projets. Et si tout se passe comme prévu, les textes devraient être adoptés dans la semaine qui suit en séance plénière pour être transmis, ensuite, à la première Chambre. Laquelle Chambre dispose d'un peu moins de cinq semaines avant la clôture de la législature pour adopter définitivement les deux projets de loi. Mais, et c'est un détail, le vote intervient à la majorité des membres, soit 198 élus. Bref, le gouvernement a voulu laisser le temps au temps, optant pour une stratégie d'usure contre les adversaires de sa réforme. Il en profite pour glaner quelques bénéfices politiques et électoraux en insistant sur sa volonté de réforme et les écueils que lui mettent ses détracteurs sur son chemin. Et si le PJD cherchait un clash social ? Le politologue Tarik Tlaty va plus loin et s'interroge sur les raisons qui poussent le gouvernement à prendre des décisions aussi impopulaires. «Il est légitime de s'interroger aujourd'hui sur les raisons qui poussent le gouvernement, conduit par le PJD, à prendre des mesures qui conduisent immanquablement à la contestation populaire dans la rue». Certaines décisions du gouvernement ont, en effet, été à l'origine de récentes contestations sociales. Selon Tarik Tlaty, «cette manière de procéder n'a qu'une explication. Le PJD estime qu'il a été porté au gouvernement après les manifestations populaires dans le cadre du Mouvement du 20 février. Et comme il ne peut présenter un programme électoral convaincant ni une alternative pour la gestion des affaires publiques, il tente de reproduire les mêmes conditions qui l'ont porté la première fois au pouvoir en perspective des futures élections législatives». C'est une manière de voir. Cela dit, estime, par ailleurs, l'analyste politique Omar Cherkaoui, au lieu de continuer à «s'apitoyer sur son sort de la sorte», le chef du gouvernement dispose de bien de marges de manœuvre pour faire aboutir ses textes. La procédure législative lui permet des mécanismes pour contourner l'opposition de la commission des finances. Le premier de ces mécanismes reste la «procédure simplifiée d'adoption» prévue par les articles 207 à 209 du règlement intérieur de la Chambre. Cette procédure permet au chef de gouvernement de saisir le président de la Chambre, exprimant sa volonté de proposer un projet de texte pour adoption directement en séance plénière. Pour que la procédure aboutisse, l'examen du texte en question ne doit pas être entamé en commission. Naturellement, il faut également l'aval de la conférence des présidents avant de démarrer la procédure. Et le gouvernement, qui y est représenté, peut facilement convaincre ses membres quand l'intérêt de la nation est engagé. Cette action admet deux issues. Si la demande est acceptée, le texte passe directement au vote en plénière et même s'il est rejeté il est renvoyé à la première Chambre (art. 84 de la Constitution) qui peut l'adopter en dernier recours. La deuxième issue étant que la conférence rejette la demande du chef du gouvernement, le texte est reversé dans la commission et en cas de nouveau blocage, les conseillers sont mis devant leur responsabilité. Auquel cas, le gouvernement retire purement et simplement les textes de lois des débats parlementaires. Là encore, le gouvernement peut soit jeter l'éponge ou attendre les vacances parlementaires pour adopter ses projets de lois sous forme de décrets-lois. Auquel cas, il faut l'aval, a posteriori, des élus à l'ouverture de la prochaine législature et ce sera donc une affaire du futur gouvernement. Il existe deux autres voies de recours, estime cet analyste. Le chef du gouvernement peut invoquer l'arbitrage royal, dans le cadre de l'article 42 de la Constitution, pour assurer le bon fonctionnement des institutions constitutionnelles. La deuxième voie étant l'article 103 de la Constitution qui précise: «Le chef du gouvernement peut engager la responsabilité du gouvernement devant la Chambre des représentants, sur une déclaration de politique générale ou sur le vote d'un texte. (…)». Le texte ne peut être rejeté qu'à la majorité absolue des membres de la Chambre, soit 198 élus. La majorité gouvernementale et ceux qui la soutiennent totalisent environ 2015 sièges, ce risque est peu probable. Mais, paraît-il, le chef du gouvernement ne semble pas prêt à le courir. Autrement, ce comportement des élus de la deuxième Chambre est équivoque à bien des égards. Si les syndicats, estime Abdellatif Ouahbi, député PAM et ancien président de la commission de la justice, considèrent que le cadre où devrait se discuter le projet de réforme de la retraite, c'est le dialogue social, cette logique va à l'encontre de la procédure législative. Laquelle procédure ne prévoit en aucun cas cette phase préalable à toute élaboration et adoption d'un texte de loi. La procédure législative a été clairement définie par la Constitution et elle doit être respectée en tant que tel. C'est un élément fondamental. Cela étant, il se peut que des textes de loi soient l'objet d'un préalable consensus dans le cadre de négociations entre les partenaires, les lois électorales en sont un exemple, mais les réunions du dialogue social ne sont pas, en principe, faites pour légiférer. Cela d'une part. D'autre part, toujours selon ce député, le parlementaire est un représentant de la nation de par sa mission. A ce titre, il ne peut être réduit à un représentant d'un parti ou d'un syndicat au sein de l'institution parlementaire. Et il ne peut pas représenter et défendre des intérêts corporatifs. Les procédures doivent être respectées Le débat des textes relatifs à la réforme de la retraite pourrait être analysé sous trois angles. D'abord, la loi, par définition, n'est pas seulement une règle générale et objective destinée à réguler la société, mais également un moyen pour exécuter une politique publique définie selon le programme du gouvernement proposé au vote au début de son mandat. Ensuite, la notion d'institutions constitutionnelles et la continuité de leur action sont contradictoires avec le principe du blocage des dispositions légales pour exprimer le refus d'une loi ou d'un projet de loi. En d'autres termes, les parlementaires d'une Chambre doivent débattre les textes de lois et les voter avant de les transmettre à l'autre Chambre ou au gouvernement selon les procédures. C'est le fond de leur mission, en plus, bien entendu, du contrôle du gouvernement et des politiques publiques. Et même s'ils sont contre le contenu d'un texte, leur décision est limitée à ces trois options : voter pour, voter contre ou s'abstenir de voter. Ils ne peuvent pas les bloquer ni entraver la procédure du débat et du vote. Enfin et c'est le troisième angle: ne pas être d'accord avec le gouvernement ne nous donne pas le droit de jouer avec les institutions démocratiques et leur fonctionnement normal, ni porter atteinte aux procédures. Dans le cas contraire, on risque de créer un précédent qui peut se transformer en tradition politique visant à entraver les procédures et bloquer les institutions démocratiques, ce qui risque d'avoir des retombées fâcheuses sur notre processus démocratique. Ainsi, les élus de la deuxième Chambre sont tenus, aussi bien sur le plan éthique que par la Constitution, d'aborder le projet de réforme de la retraite selon ce que prévoit le règlement intérieur de la Chambre et les procédures de législation sans entraver la procédure constitutionnelle. Cela d'autant que ces textes doivent être transférés à la première Chambre à qui revient le dernier mot. Après, le gouvernement est mis devant ses responsabilités politiques et sociales. Son projet reste un choix économique et politique qui respecte les usages démocratiques et le verdict des urnes qui ont donné cette majorité gouvernementale. Et demain, avec l'arrivée d'une autre majorité, dans le cadre de l'alternance au pouvoir, ce sera à ceux en charge des affaires publiques de revoir ces textes selon leur vision sous forme d'amendement. En somme, la problématique est bien plus profonde. Dans les faits, à moins que les protagonistes de cette crise s'entendent sur une issue concertée, la deuxième Chambre vit une impasse législative aux conséquences politiques très fâcheuses. Le règlement intérieur lui-même, surtout les articles de 207 à 209, sont contre toute possibilité de dépasser le stade des débats en commission pour aller directement à la plénière dans le cadre de la procédure simplifiée. Cela à cause de la possibilité de la conférence des présidents de s'opposer à cette option. Dans le cas extrême, le président n'a d'autres remèdes que de soumettre le texte pour débat à une autre commission pour pouvoir contourner le blocage. Et rien n'empêche de tomber dans le même cas. En outre, ce comportement ne n'entrave pas seulement la capacité du gouvernement à faire adopter des projets de lois mais va contre les articles 84 et 85 de la Constitution. Et cela, en privant la première Chambre de donner son avis sur un texte de loi présenté par le gouvernement. Ce faisant, le comportement des conseillers n'entrave pas seulement l'adoption d'un texte de loi apporté par le gouvernement mais prive également la première Chambre d'exercer son pouvoir de législation ainsi que d'autres institutions qui interviennent dans le processus législatif. [tabs][tab title ="Des cas de blocage savamment contournés"]La réforme de la justice, le projet de loi relatif au Conseil supérieur du pouvoir judiciaire, a été à l'origine d'un bras de fer entre le gouvernement et les partis de l'opposition. La question de l'indépendance du parquet du ministère de la justice a été l'un des points de discorde. Ce qui a fait que le texte a pris du temps et fait un aller-retour inédit entre la présidence de la Chambre et la commission. La procédure d'adoption du projet de réforme de la justice a duré plus d'une année. Il a été présenté le 17 décembre 2014 et n'a été adopté définitivement que le 10 février 2016. Il a été validé en commission (à la première Chambre) le 17 juillet 2015. L'opposition s'est retirée avant le vote pour protester contre la non-prise en compte de ses amendements. Le 22 juillet, le texte a été reversé dans la commission après une saisine par les partis de l'opposition du président de la Chambre. Le 19 octobre, il a été enfin adopté à l'unanimité. Le 27 octobre, il a été adopté à la majorité. Plus récemment, le projet de loi relatif aux employés domestiques a également buté sur un blocage. La commission a adopté le texte, et, au moment de passer au vote en plénière, il a été gelé. Et pour cause, l'âge minimal de travail des employés de maisons ne fait pas l'unanimité. A l'heure où nous mettions sous presse, le gouvernement devait présenter un amendement portant l'âge du travail minimal de cette catégorie à 18 ans avec un délai de cinq ans. Ce qui permettra de débloquer ce texte. Dans l'autre sens, le gouvernement dispose de plusieurs moyens pour bloquer une proposition de loi. Il peut nier aux élus le droit de présenter des propositions de lois organiques sous prétexte que les projets de lois organiques passent par le conseil des ministres. Il peut également bloquer les propositions de lois ordinaires en refusant de les programmer (il a son mot à dire sur l'ordre du jour du Parlement), en promettant de présenter des projets de lois portant sur le même sujet ou en incitant les partis de la majorité à faire des contre-propositions quand celles-ci viennent de l'opposition. Dans ce même cas, il peut actionner sa majorité pour les rejeter, lorsque les commissions réussissent quand même à les programmer.[/tab][/tabs]