En ce mois d'avril, deux personnes se sont ainsi donné la mort, l'une à la suite de l'autre, cette marchande ambulante de Kénitra dépossédée de sa marchandise et humiliée par des agents d'autorité et un chauffeur de taxi qui, lui, aurait été conduit à cette extrémité fatale pour des problèmes personnels. On peut également citer l'envahissement des carrefours par des mendiants de tout âge et de tout type et l'explosion de la toxicomanie au karkoubi. Vu à travers le prisme des chiffres, le Maroc se porte mieux. Même si elle est bien modeste cette année, il connaît une croissance économique. La consommation est en hausse quand la pauvreté, elle, décroît. Sur ce dernier volet, des avancées significatives ont été enregistrées au fil des décennies. Ainsi, selon le HCP, le taux de pauvreté absolue est passé de 21% en 1985 à 4,2% en 2014. Le nombre de ménages vulnérables est également en recul, 13% en 2014 contre 22% au début des années 2000. Par ailleurs, les différents indices liés aux conditions de vie des populations (réduction de la mortalité maternelle et infanto-juvénile par exemple) s'améliorent. Globalement, «le niveau de vie des Marocains est en augmentation soutenue, avec une évolution annuelle de 3,3% sur la période 2007-2014», affirmait Khalid Soudi du HCP lors d'une récente conférence organisée par la Banque mondiale à Rabat. En toute bonne logique, cette amélioration de la situation sur le plan économique devrait avoir des répercussions positives sur le plan social. Or, pas du tout. Au contraire, l'atmosphère générale apparaît de plus en plus lourde. Certes, on est là dans le registre du ressenti et non de celui des statistiques mais, à écouter les gens parler, tout irait mal. Le coût de la vie en constante augmentation, le sentiment d'insécurité qui, dans une ville comme Casablanca, prend parfois des proportions paranoïaques, nourri tant par la couverture médiatique des affaires criminelles que par la rumeur publique, l'épée de Damoclès Daesh, la multiplication des faits divers sanglants et puis ce phénomène dramatique que sont les immolations par le feu. Apparu avec les printemps arabes (qu'on se souvienne, la révolution en Tunisie a démarré de la sorte), celui-ci devient le hurlement de révolte ultime des personnes qui n'en peuvent plus de subir la «hogra». En ce mois d'avril, deux personnes se sont ainsi donné la mort, l'une à la suite de l'autre, cette marchande ambulante de Kénitra dépossédée de sa marchandise et humiliée par des agents d'autorité et un chauffeur de taxi qui, lui, aurait été conduit à cette extrémité fatale pour des problèmes personnels. On peut également citer l'envahissement des carrefours par des mendiants de tout âge et de tout type et l'explosion de la toxicomanie au karkoubi. Autant de signes de tension sociale là où l'on aurait cru que l'amélioration de la situation économique du pays engendrerait du mieux-être. L'une des explications à ce paradoxe est à chercher du côté d'un facteur dont la nocivité n'a pas faibli : l'inégalité sociale. Si la pauvreté se réduit, le fossé entre les riches et les pauvres reste toujours aussi profond. Or, un des grands changements intervenus au sein de la société marocaine actuelle est ce refus grandissant de l'inégalité sociale. Ce que l'on acceptait hier ne l'est plus aujourd'hui, l'égalité de droits entre les citoyens devenant une revendication majeure. Certes, les pauvres sont moins pauvres qu'ils ne l'étaient par le passé mais le vécu de cet état et, surtout, la vue de l'étalage des richesses chez les plus nantis nourrit colère et frustration. La «hogra» n'est pas un phénomène nouveau. Sauf que ce qui faisait s'y soumettre avant, cette acceptation de l'arbitraire et de l'abus de pouvoir comme une donnée inhérente à la condition du sujet marocain disparaît. Même les plus faibles se rebiffent, fût-ce au prix de leur propre vie comme en témoigne le recours à l'immolation par le feu. Sans prendre une forme aussi extrême, la demande de respect de ses droits par le citoyen lambda s'exprime à maintes égards. Dans le registre people, l'affaire Dounia Bouthazout vs Khaoula en est une belle illustration. Parce qu'elle a (ou a été invitée à) grillé la file d'attente devant un guichet au sein d'une administration publique, l'actrice marocaine fut prise à partie par une jeune fille, Khaoula, qui attendait son tour. Le ton montant de part et d'autre, elles en sont venues aux mains au point pour Dounia Bouthazout de se retrouver à l'hôpital avec une fracture du nez. Et pour Khaoula, l'autre jeune fille, à être poursuivie et placée en détention provisoire pour «agression physique». Cette affaire et l'ampleur qu'elle a pris sur les réseaux sociaux avec des internautes en grand nombre prenant la défense de Khaoula et appelant à un sit-in pour la libérer car estimant qu'elle n'avait fait que réagir à une situation de passe-droit montre combien les Marocains sont devenus allergiques à toute inégalité de traitement. Dans le Maroc actuel, la paix sociale passe plus que jamais par le combat contre les inégalités, sociales comme juridiques.