dans cette histoire, ce qui scandalise va au-delà de la seule «hogra», il est dans cette absence totale d'empathie qui confine à l'inhumanité. On le constate d'abord avec cette vidéo qui a été filmée par une des personnes présentes sur les lieux du drame. Pendant que Fatiha brûle au milieu de la route, au lieu de se précipiter pour tenter de la secourir, le vidéaste et ses compagnons enregistrent tranquillement l'immolation ! Le témoignage de Hind, la fille unique de Fatiha, la marchande ambulante qui s'est immolée par le feu à Kénitra le 9 avril est terrifiant. On a beau se croire endurci par le drame permanent qui court à travers le monde, cette histoire vous prend à la gorge. Indignation, écœurement, honte même... C'est cela, aujourd'hui, notre pays ? C'est cela, aujourd'hui, être marocain ? Difficile, en l'écoutant, de retenir ses larmes. Encore plus de s'étonner que des jeunes aient la haine et que certains virent djihadistes. On s'affole de voir avec quelle facilité l'organisation terroriste EI fait tomber des proies entre ses griffes mais, quand on entend pareille histoire, comment s'en étonner ? L'inhumanité de Daesh révulse mais que dire du sadisme et de la cruauté de ces citoyens ordinaires qui n'ont aucun état d'âme à faire ou à laisser délibérément souffrir une personne en prise aux pires douleurs. Dans le drame vécu par Fatiha, il y a l'abus de pouvoir et la «hogra» mais également cette autre violence, peut-être plus insupportable encore, qui est l'indifférence généralisée et la non-assistance à personne en danger. Et cela en dit long sur ce que nous sommes devenus. L'histoire de Fatiha est d'abord celle de la pauvreté et du combat au quotidien d'une veuve démunie avec, à sa charge, une fille et un père septuagénaire à faire vivre. Marchande ambulante, Fatiha se fait embarquer par la police qui la prive de sa marchandise. Jusque-là, rien que de très ordinaire et on peut arguer que les autorités ne font que leur travail, l'économie informelle tuant l'économie formelle. Reste la manière dont la loi a été appliquée. On ne s'est pas contenté d'enlever son pauvre capital à une mère de famille sans ressources, on l'a humiliée et enfermée pendant plusieurs heures pour la relâcher dans un état tel qu'aussitôt libérée, elle s'est immolée par le feu devant l'administration où elle avait été retenue. Pour en arriver là, à quel degré de «hogra» a-t-on dû la soumettre ! «Hogra», c'est par ce mot qu'elle a nommé, quand elle était encore en état de s'exprimer, ce qu'elle avait enduré. «Hagro 3liya ya binti, hagro 3liya ya binti», a-t-elle dit à sa fille pour expliquer son geste. Mais, dans cette histoire, ce qui scandalise va au-delà de la seule «hogra», il est dans cette absence totale d'empathie qui confine à l'inhumanité. On le constate d'abord avec cette vidéo, disponible sur le net, qui a été filmée par une des personnes présentes sur les lieux du drame. Pendant que Fatiha brûle au milieu de la route, au lieu de se précipiter pour tenter de la secourir, le vidéaste et ses compagnons (on entend d'autres voix sur la bande son) enregistrent tranquillement l'immolation! C'est finalement un adolescent que l'on voit rentrer dans le champ qui, avec sa veste, va éteindre les flammes qui transformaient la malheureuse en torche vivante. Ensuite, seulement, quelqu'un est venu jeter une couverture sur le corps supplicié. Filmer plutôt que secourir, on en est arrivé à ce point d'indifférence meurtrière ! Mais ce n'est pas tout. Le pire dans l'abjection reste à venir. Emmenée à l'hôpital, Fatiha est conduite dans un premier temps aux urgences où, avertie, sa fille Hind s'est précipitée à son chevet. Voyant sa mère abandonnée à d'horribles souffrances – elle est brûlée au 3e degré – sans qu'aucun premier soin ne lui y ait été administré, Hind va faire le tour des pharmacies de nuit pour rapporter des médicaments. A son retour, le choc ! Extraite du service des urgences, Fatiha a été placée dans une chambre sous surveillance policière et avec interdiction de visite. Sa fille supplie qu'on la laisse entrer. Refus total. Elle confie alors les médicaments aux policiers. Mais quand douze heures plus tard elle est autorisée à voir sa mère, nouveau choc. Traitée comme une prisonnière, Fatiha n'avait toujours reçu aucun soin, pas même les médicaments ramenés par sa fille. Pendant ces douze heures d'enfermement, brûlée au troisième degré, elle avait été laissé seule à son calvaire, sans soin et avec un policier devant sa porte. Et cela, dans un hôpital ! La trouvant dans un état indescriptible de souffrance, sa fille, pour reprendre son expression, va «embrasser les mains et les pieds» pour qu'on secoure sa mère. Mais il est déjà trop tard. Evacuée vers l'hôpital Ibn Rochd à Casablanca, Fatiha y a rendu son dernier soupir. Les faits parlent d'eux-mêmes. Il n'y a rien à rajouter. Juste s'interroger: Que notre société est-elle devenue ?