Les critères initialement fixés se sont révélés insuffisants, les arbitrages sont un casse-tête pour les ministères. En l'absence de diagnostic et de système d'évaluation, il est difficile de retenir les bons profils qui veulent partir. Mal ficelée, l'opération risque d'alourdir l'administration. Lancée le 3 janvier 2005, l'opération des départs volontaires dans l'administration, baptisée «Intilaka», est aujourd'hui à mi-parcours. Cette fois-ci, la formule semble avoir pris. Les chiffres fournis par le ministère de la Modernisation des secteurs publics (MMSP) sont éloquents. Ainsi, du 3 janvier au 21 mars, l'administration a enregistré 18 034 demandes de départ. La cellule centrale mise en place au niveau du ministère de tutelle a reçu près de 12 100 visites, 5 800 appels téléphoniques, sans compter les 280 000 consultations, 400 000 simulations sur internet et 1 300 demandes d'informations adressées par mail. «Intilaka» est manifestement un succès, mais encore… Quelle évaluation peut-on en faire à mi-parcours ? Le ministre de la Modernisation des secteurs publics, Mohamed Boussaïd, tout en se gardant de crier victoire, insiste sur la difficulté d'évaluer car aucun objectif chiffré n'avait été initialement fixé à l'opération. Sans oublier, dit-il, que les trois prochains mois apporteront leurs lots de partants. Il faut dire que l'opération fait l'objet d'un suivi personnel du ministre qui reçoit un tableau de bord statistique chaque jour, et de Driss Jettou, qui n'a jamais tenu autant de réunions avec son ministre de «l'administration». Paradoxalement, et près de trois mois après le démarrage de l'opération, aucune information fiable n'est fournie sur le profil des partants, leur répartition par type de ministère, par grade, par catégorie… Difficile de croire que cette information n'existe pas alors que les demandes sont centralisées au niveau des directions des ressources humaines de chaque ministère mais également au niveau du MMSP qui reçoit les copies des demandes. L'Etat a-t-il quelque chose à cacher ? En l'absence de données précises sur les profils des prétendants au départ, l'évaluation reste difficile, mais pas impossible. Même s'il se défend d'avoir un objectif chiffré, Mohamed Boussaïd n'en a pas moins fixé des objectif qualitatifs à l'opération «Intilaka». Objectifs qu'il a clairement énoncés dans une présentation publique faite à la veille du lancement de l'opération. Qui doit partir et pourquoi? Personne n'a la réponse Le premier objectif devait permettre à l'Etat de résoudre la problématique de répartition des fonctionnaires, notamment en remédiant au sureffectif de certains départements et de certaines catégories. Question simple ? Comment savoir si l'opération permettra de résorber les sureffectifs par département et par catégorie alors que, justement, le gouvernement ne disposait pas d'un diagnostic détaillé pouvant renseigner sur les départements en sureffectif, en sous-effectif ou encore les catégories pléthoriques ? N'aurait-il pas d'abord fallu mettre en place ce «référentiel des emplois et compétences», qui aurait permis à l'administration de déterminer quels étaient les postes nécessaires et les profils adéquats pour un fonctionnement optimal. Ce référentiel faisait pourtant partie de la feuille de route sur laquelle s'est engagé l'Etat dans le cadre d'un prêt d'appui à la réforme de l'administration, de 100 millions de dollars, accordé par la Banque mondiale en juin 2004. Sans diagnostic préétabli, l'Etat, pour éviter le risque d'échec vécu lors de la première opération de départs volontaires, a ouvert les portes à tous les fonctionnaires. On se retrouve ainsi avec 9 000 candidats à l'Education nationale et 600 au ministère de la Santé dont 150 accordées, 150 refusées et 300 à l'étude. Comme le souligne M. Boussaïd, ce ne sont pour l'instant que des demandes qui ne vont pas toutes se traduire en départs effectifs. La hiérarchie se réserve en effet le droit de refuser le départ à un candidat pour nécessité de service. Se pose alors la deuxième question : sur quels critères accorder ou refuser une demande ? La nécessité de service veut que l'on retienne ceux qui sont indispensables, donc implicitement les bons. Or, à ce jour, il n'y a jamais eu dans l'administration un système d'évaluation permettant de dire si un fonctionnaire est indispensable, encore moins s'il est bon. Un tel système nécessite, en plus du recensement, non achevé à ce jour, de savoir ce que fait chaque fonctionnaire, comment il le fait et pourquoi. Retour au «référentiel». L'absence d'une grille d'évaluation commence à créer des problèmes et la pression sera de plus en plus forte à mesure que les départements feront les arbitrages. Les ministères les plus submergés par les demandes ont été obligés de mettre sur pied des commissions internes pour statuer sur les dossiers, retenant dans un premier temps des critères sommaires comme l'âge, l'ancienneté et l'état de santé. Plus encore, le ministère de la Santé a dû donner un tour de vis en ce qui concerne les médecins et les infirmiers. Ainsi, dans certaines spécialités rares ou en sous-effectif, les médecins ne seront tout simplement pas autorisés à partir. Deux facteurs de démotivation chez ceux qui restent Le deuxième objectif fixé à l'opération était officiellement de permettre à l'administration de concentrer ses recrutements futurs sur les compétences et les besoins réels, surtout dans les secteurs sociaux. Or, aujourd'hui, la moitié des candidatures concernent l'Enseignement, une autre grande partie la Santé alors que les Finances, l'Intérieur ou l'Equipement affichent des listes bien maigres. Où est la priorité qu'on voulait donner aux secteurs sociaux ? Autre question qui se pose, celle des profils des partants. D'un côté, ce sont forcément les bons qui vont partir car sûrs de leur compétence et de trouver aisément un job dans le privé. Première crainte : ne resteront dans l'administration que les «bras cassés» et les «planqués». Le ministre de la Modernisation des secteurs publics fait remarquer que «les fonctionnaires qui sont bons et qui ont intégré la fonction publique par amour et par vocation ne la quitteront pas». L'amour de la fonction publique serait-il plus fort que le confort que procure une somme rondelette et la possibilité de se recaser dans le privé ? Il est permis d'en douter. En supposant qu'on arrive à gérer correctement cette «nécessité de service», en retenant les «bons», on aura accordé une prime à la médiocrité. De même, entre deux collègues à compétence apparemment égale et de même niveau hiérarchique, comment justifier que l'on accorde à l'un ce que l'on refuse à l'autre. En clair, le risque de démotivation chez les non «élus» est réel, d'autant plus que l'Etat s'est subitement rappelé qu'il avait des fonctionnaires fantômes dans ses effectifs. Des fantômes qui seront tentés d'échapper au couperet en s'insérant dans le processus de départ volontaire. Selon des sources fiables, l'Etat serait disposé à fermer les yeux, dans la logique «pertes et profits». A la prime à la médiocrité s'ajoutera une prime au non travail. Quel sera l'état d'esprit de ceux qui restent «par amour de l'administration» ? L'administration, déjà inefficace, le deviendra-t-elle davantage ? Peut-être, et certainement moins lotie en cadres. Le niveau des indemnités étant indexé sur le salaire, ce sont les échelles 10 et plus, donc les cadres, qui seront les plus nombreux à partir, leurs indemnités étant plus intéressantes. Mohamed Boussaïd assure qu'à ce jour «la population des partants reflète presque la structure de l'administration en termes de catégories». Le terme «presque» est à prendre avec des pincettes quand on sait que les échelles 10 et plus représentent environ 55% des partants alors qu'elle ne sont que 45% de l'effectif des fonctionnaires et on se demande si le fossé que représente le «presque» ne va pas s'aggraver. La première opération de départ volontaire, lancée en 2004, et qui avait été limitée aux échelles 1 à 9, n'avait drainé que 1 000 demandes. Economiser de l'argent ou dégraisser le mamouth ? Enfin, la position du gouvernement dans cette opération n'en est pas à une incohérence près. En 2004, le ministre des Finances affirmait que la limitation des départs aux échelles inférieures avait pour but de «ne pas affecter le taux d'encadrement de l'administration». Une crainte qui se trouve aujourd'hui justifiée puisqu'il a suffi qu'on élargisse le départ aux cadres pour que les chiffres explosent. Qu'est-ce qui explique alors que le gouvernement ait changé d'avis entretemps ? En fait, dans l'ancien schéma, les simulations avaient démontré que les gains que représenteraient les départs volontaires n'étaient pas conséquents à cause du niveau bas des salaires dans les catégories ciblées. En 2003, les premières simulations avaient démontré que la masse salariale ne devait représenter que 11% du PIB à l'horizon 2007, contre 12,50 % en 2004 et 12,80 prévus en 2005. Ce qui de l'avis des experts de la Banque mondiale était très modeste. D'où l'idée d'ouvrir la porte des départs volontaires aux cadres des échelles 10 et plus. Selon les premières simulations du gouvernement, le départ de 30 000 fonctionnaires (objectif inavoué) nécessiterait une enveloppe de 4,4 milliards de DH au titre des indemnisations et ferait supporter 2,7 milliards à la CMR. Comparés aux 27,7 milliards de DH qu'aurait dû payer l'Etat si ces fonctionnaires restaient jusqu'à l'âge de la retraite, cela fait, à moyen terme, un gain cumulé d'environ 20 milliards de DH pour le Trésor. Mais ce gain constitue-t-il la finalité de l'opération ? Non, car il s'agissait surtout de dégraisser le mamouth et, en ce sens, l'opération de départs volontaires est une bonne initiative. Ferid Belhaj, représentant de la Banque mondiale au Maroc, y adhère pleinement. «La formule, commente-t-il, semble cohérente et bien pensée. Je pense que, quels que soient les travers que cela peut générer, la finalité est bonne». Mais, a-t-on mesuré les complications nées d'un nettoyage qui fait fi du diagnostic ? L'Etat a ouvert la boîte de pandore dont les mauvaises surprises pourraient surpasser les bénéfices attendus. Pourquoi ne pas avoir entamé d'abord la chasse au 80 000 fonctionnaires fantômes ? Après tout on aurait pu expurger l'administration de 40 000 fonctionnaires au moins, soit 10 000 de plus que les 30 000 ciblés. Espérons que l'on se trompe et que l'Etat ait raison . Du 3 janvier au 21 mars, la cellule «départs volontaires» du ministère de la Modernisation des secteurs publics a enregistré 18 034 demandes de départ, 280 000 consultations, plus de 12 000 visites et 5 800 appels téléphoniques.