Le passage de l'Istiqlal à l'opposition restaure l'équilibre politique entre majorité et opposition. L'USFP et l'Istiqlal dépassent le cadre classique de la Koutla et créent un front auquel le PAM ne tarderait pas à se joindre. Avec ses 60 sièges, un discours, des outils et une capacité de mobilisation similaires à ceux du PJD, l'Istiqlal mène l'opposition. La séance des questions de politique générale le 17 juillet, à la deuxième Cham-bre, sera certainement le début d'une nouvelle étape pour l'opposition parlementaire. Elle marque le basculement effectif de l'Istiqlal dans l'autre camp et devient ainsi la première force de l'opposition. Le ton a été donné par le conseiller, Fouad Kadiri, qui, en versant dans le même registre rhétorique que le chef du gouvernement, a égrené certains points de discorde que la nouvelle opposition ne tarderait pas à développer. D'abord et surtout, le gel d'une partie des investissements publics, la tentative de mainmise du PJD sur la vie publique, le gel du dialogue social… Avec la question des diplômés chômeurs, signataires du fameux «PV du 20 juillet», les nominations aux fonctions supérieures et la réforme de la Justice, entre autres, les désormais deux principaux alliés de l'opposition, l'Istiqlal et l'USFP, trouvent déjà matière à leurs futures attaques contre le gouvernement. C'est que le parti de Allal El Fassi ne souhaite surtout pas faire cavalier seul. Et les socialistes avec lesquels il partage déjà ses deux précédentes expériences dans l'opposition, dans le cadre de la Koutla, dans sa première version de 1972 et la seconde de 1992, sont les mieux indiqués pour l'accompagner dans cette nouvelle aventure. A la liste des griefs retenus contre le gouvernement s'ajoute la lenteur dans la mise en œuvre de la Constitution, et surtout l'interprétation que le parti au pouvoir réserve à son contenu. En ce sens, la récente décision du gouvernement de présenter un projet de loi organique portant sur les commissions d'enquête parlementaire, alors que le Parlement est sur le point de soumettre au vote une proposition de loi en ce sens, vient à point nommé pour une opposition qui ne demande que cela pour repartir de plus belle. Ce faisant, le gouvernement s'est d'ailleurs attiré l'ire non seulement des formations de l'opposition, mais du groupe parlementaire du PJD lui-même. Bref, ce «scandale», pour reprendre les termes du député socialiste et politologue Hassan Tariq, est en phase de se transformer en crise, sur fond de légitimité législative, entre Parlement et gouvernement. A l'heure où nous mettions sous presse, il était déjà question de porter ce différend devant le Conseil constitutionnel. Le dossier n'est pas pour autant clos, puisqu'il attise de nouveau une polémique soulevée il y a quelques semaines par la fameuse réplique de Karim Ghellab, président de la première Chambre, au chef du gouvernement où il était question de défendre le droit de législation du Parlement. A lire : L'opposition peut-elle faire tomber le gouvernement ? Changement de cap Jusque-là, l'opposition était caractérisée par une certaine apathie, voire faiblesse, pour plusieurs raisons. La première, la plus évidente, explique ce parlementaire de l'opposition, étant que celle-ci s'oppose justement au gouvernement sur la base des réalisations de son programme. Or, à ce jour, peu de choses de ce qui a été promis lors de la déclaration devant le Parlement du chef du gouvernement ont été réalisées. Le chef du gouvernement n'a toujours pas daigné, selon cette même source, présenter son bilan d'étape annuel, comme le stipule l'article 101 de la Constitution et l'exige l'opposition. Certes, le chef du gouvernement fait sa propre interprétation de cet article, mais c'est là un tout autre débat. L'autre raison étant que l'opposition était, jusqu'au changement du camp de l'Istiqlal, éparpillée. Là encore, on estime que celle-ci, contrairement au gouvernement, n'a pas à former un bloc homogène. Elle n'a pas de programme à défendre ni de gouvernement à gérer, contrairement à la majorité. Elle se contente donc d'évaluer, de critiquer et tenter de rectifier, si besoin est, l'action du gouvernement. Cependant, certaines alliances conjoncturelles peuvent se créer au moment du débat d'un projet de loi ou de l'examen et du vote du projet de Loi de finances. La deuxième Chambre fait d'ailleurs exception à ce titre : les quatre formations de l'opposition et le groupe syndical de la FDT forment une coordination et se concertent régulièrement, surtout à l'occasion du passage mensuel devant la Chambre du chef du gouvernement. Cette coordination devrait certainement être revue, soit dit en passant, au cas où le RNI venait à rejoindre la majorité. La troisième raison de cette platitude chez l'opposition, et non des moindres, est que ses principales formations, l'USFP et le PAM en particulier, sont préoccupées par leur restructuration et leur construction interne. Les deux autres formations, le RNI et l'UC, et c'est une autre raison, n'ont pas une véritable vocation de partis d'opposition, leur place naturelle étant à l'Exécutif. Aujourd'hui, la donne a changé. L'Istiqlal qui jouait jusque-là le rôle de l'opposition au sein même du gouvernement vient de changer de camp. A peine l'annonce officielle a-t-elle été faite, qu'il tient déjà une réunion de travail avec l'USFP, son ancien allié de la Koutla. Une démarche en cinq axes De cette rencontre entre le comité exécutif de l'Istiqlal et le bureau politique de l'USFP, lundi 15 juillet, est né un front d'opposition au gouvernement du PJD. Front qui s'est donné pour champ de manœuvre cinq axes majeurs : la mise en œuvre de la Constitution, la formation d'une force de proposition efficace, la lutte contre l'instrumentalisation de la religion pour des fins politiques, la promotion de la situation de la femme et la préservation de l'intégrité territoriale. En d'autres termes, les deux partis s'engagent en premier lieu à «la mise en œuvre de la Constitution selon une lecture démocratique et moderniste des principes qu'elle renferme». En second lieu, il s'agit de «la constitution d'une alternative réelle et une force de proposition créative disposant de la compétence et de l'expérience et ayant le sens de responsabilité, et ce, pour renforcer le rôle de l'institution législative, encourager la mise à niveau de l'économie marocaine, réaliser le développement aux niveaux économique et social, lutter de manière effective contre la prévarication, renforcer la solidarité et la coordination avec les forces syndicales, sociales et des droits de l'Homme», affirme-t-on auprès de l'USFP. Les deux formations se donnent également pour mission de «lutter contre l'extrémisme religieux, la méthode takfiriste et les rites rétrogrades exogènes, la nécessité de séparer l'activité de prosélytisme et l'action politique, …». Tout un programme, en fait. Les deux partis vont-ils réussir à le mettre en œuvre facilement ? Certes, le bureau politique de l'USFP adhère complètement au projet, il n'en est pas de même pour le groupe parlementaire. Les dissonances de l'après-congrès jettent encore de l'ombre sur les relations entre la direction du parti et son groupe parlementaire. Une première tentative de concertation avec le PAM, le RNI et l'UC, pour former une coordination, a été déjà avortée par le passé. Même l'actuel rapprochement avec l'Istiqlal est jugé par certains membres du groupe parlementaire de l'USFP «trop précipité» et sonne comme «non pas une action murement réfléchie, mais une réaction à la sortie de l'Istiqlal du gouvernement», affirme un député socialiste. Quant à l'éventualité d'une coordination poussée avec le PAM, elle n'est pas du tout souhaitée. En tout cas pas pour le moment. L'Istiqlal mène les hostilités Depuis leurs nouvelles retrouvailles, les deux partis, l'USFP et l'Istiqlal, évitent soigneusement de parler de la Koutla. Logiquement, il est difficile de créer les mêmes évènements qui ont conduit la formation, en 1972, de la première Koutla démocratique et en 1992 sa réactivation. Même à la veille des élections de novembre 2011, malgré l'insistance du PPS, les trois formations qui la constituaient étaient incapables de proposer un programme électoral commun. Aujourd'hui, du moins selon certains députés USFP, le Koutla fait partie de l'histoire. La rupture semble définitive et irréversible, depuis que deux partis de cette alliance ont décidé de s'allier au PJD dans le  gouvernement et que l'USFP ait opté, seul, pour l'opposition. A défaut de reproduire donc une telle alliance où les rôles sont équilibrés, c'est l'Istiqlal qui se trouve propulsé chef de file de l'opposition. Pourquoi n'en serait-il pas ainsi puisque c'est, de l'avis des analystes politiques, «le seul parti capable, en la conjoncture actuelle, de faire face au PJD» ? En effet, l'Istiqlal est le candidat idéal pour mener l'opposition pour au moins deux raisons. Il a déjà fait de l'opposition à l'intérieur même du gouvernement pendant ces six derniers mois et, depuis, il jouit d'une couverture et d'un suivi médiatiques et de l'opinion publique que nul autre parti n'a pu attirer. Même l'USFP avec ses rapprochements avec les centrales syndicales, la CDT et l'UMT, et l'annonce d'un processus d'intégration de deux formations de gauche n'a pu susciter un tel intérêt. Ce n'est donc que par la logique des choses que l'Istiqlal devrait rester sous les projecteurs. La deuxième raison étant que l'Istiqlal a passé les dix-huit derniers mois dans les arcanes du gouvernement, il est donc au fait du mode de fonction de l'équipe du PJD. Il est, par ailleurs, le seul à même de produire un discours d'opposition capable de contrer celui du PJD. Et ce, de par son référentiel et la nature de son discours conservateur qui se rapprochent de ceux du PJD. L'Istiqlal est également à ce jour le seul parti à avoir soutenu le rythme des sorties sur le terrain du PJD. Il dispose des mêmes outils et des mêmes capacités de mobilisation du PJD, avec, cependant, l'avantage de disposer d'un important syndicat, l'UGTM. C'est que les bras syndicaux des deux formations, l'Istiqlal et l'USFP, vont largement être appelés à contribution. Pour ce faire, le terrain est déjà balisé. En effet, bien avant que l'Istiqlal ne quitte l'Exécutif, son secrétaire général, également patron de l'UGTM, avait signé un rapprochement avec la FDT. Laquelle FDT est en alliance avancée avec la CDT. L'USFP avait auparavant signé une ouverture historique sur l'UMT. Ce qui nous met donc devant un front syndical inédit. Les quatre centrales syndicales les plus représentatives ne font qu'un front commun face au gouvernement. Une situation qui ne s'est plus présentée depuis que l'USFP et l'Istiqlal ont décidé de s'allier pour former le gouvernement d'alternance de 1998. En définitive, avec une USFP renforcée par l'adhésion de deux petits partis de la gauche et un Istiqlal qui vient de réussir avec brio l'examen de la démocratie interne, un PAM qui sait désormais qui il est et où il va, l'opposition est plus cohérente et sera certainement plus virulente. Dans la rue, les syndicats seront toujours là pour donner la mesure. Cela sans compter les multiples associations et mouvements de la société civile qui ne manqueront pas d'y apporter leur renfort. C'est pour dire que le gouvernement Benkirane II risque d'être encore plus malmené que son prédécesseur.