Touria Yacoubi nous parle ici de l'Å"uvre de son défunt époux Mohammed Arkoun et des activités de la Fondation éponyme qu'elle préside. Vous avez décidé de mettre en ligne de nombreux documents sonores et visuels de votre défunt époux, feu Mohammed Arkoun. À qui destinez-vous ce fonds documentaire ? Il est destiné à tout le monde. Chacun peut y trouver ce qui l'intéresse. Les chercheurs iront tout aussi bien vers les écrits, qui seront plus nombreux dans une étape suivante, que vers les enregistrements audio et vidéo. J'ai préféré donner la priorité à ces derniers parce qu'ils contiennent la partie de son œuvre la plus accessible au grand public. Cela comporte des conférences, des interviews et même des cours donnés à la Sorbonne à la fin des années 70. Le travail de collecte, d'écoute de tous ces documents sonores a été long, et quelquefois émotionnellement insoutenable, mais il m'a fallu absolument l'accomplir car personne d'autre n'aurait pu le faire à ma place. Avec les bouleversements du printemps arabe dans les pays musulmans, et à force de m'entendre dire que «sa voix manquait terriblement», j'ai décidé de la rendre audible malgré son absence, à travers ce site. En 1993, dans son livre Penser l'Islam aujourd'hui, il faisait déjà allusion à ce phénomène révolutionnaire : «Le Maghreb peut être le lieu d'une renaissance et d'une révolution culturelles qui gagneront de proche en proche l'ensemble du monde musulman». Il avait également dit un jour, dans une conférence tenue à Casablanca dans les années 80 : «Les sociétés arabes ne connaîtront une révolution authentique, que lorsque la parole sera réellement libérée dans tous les domaines, sans exception.» Votre souhait est de répandre les lumières du professeur Arkoun auprès du plus grand nombre mais aussi de mettre un terme au pillage de ses idées. Pouvez-vous nous en parler ? Les travaux du Pr. Arkoun étant ainsi portés à la connaissance des chercheurs et surtout du grand public, tout le monde sera à même d'en reconnaître le contenu et de démasquer certains «pseudo intellectuels» qui les récitent mot à mot, soit dans leurs écrits, soit dans leurs conférences, alors que lorsqu'il les avait élaborés, ils étaient pour la plupart à peine nés ! Pouvez-vous nous dire l'idée majeure de la philosophie du Pr. Arkoun, celle qu'il vous tient à cœur de diffuser auprès des différents publics ? Son travail majeur est sa thèse sur «Humanisme arabe au Xe siècle». Ses recherches à ce sujet l'avaient amené à découvrir différentes disciplines qu'il a davantage explorées et qui ont enrichi et développé la culture de l'éminent érudit qu'il devint et qui lui permirent d'étendre son expertise à plusieurs autres domaines. Il n'a cessé toute sa vie d'appeler au dialogue entre les religions et les cultures, au remembrement du Bassin Méditerranéen au sujet duquel il a laissé des écrits non encore publiés. Son appel à briser les clôtures dogmatiques dans tous les domaines ainsi que l'unification du Maghreb ont également été au cœur de ses préoccupations tout au long des dernières années de sa vie. Son combat contre «l'ignorance institutionnalisée» a été une de ses priorités, preuve en est tout l'héritage qu'il nous a légué pour l'éradiquer. A travers ce site, j'espère que tout un chacun pourra puiser dans son œuvre ce qu'elle recèle d'enseignement et de lumières pour faire face aux ténèbres qui submergent de plus en plus notre quotidien aujourd'hui. Ainsi, toutes ces années qu'il a si généreusement consacrées à transmettre son savoir ne seront pas perdues et sa pensée restera vivante à jamais ! Parlez-nous du concours qu'organise la Fondation pour le Prix Mohammed Arkoun… De son vivant, mon mari avait dirigé et fait partie de jurys multiples et divers. Il encourageait les institutions avec lesquelles il collaborait à créer des prix pour récompenser le travail des intellectuels, des artistes ou de la société civile tout simplement, qui pour la plupart se dévouent et travaillent dans un anonymat total. Il pensait que les prix sont souvent le point de départ de découverte d'œuvres qui, autrement, resteraient probablement inconnues. Pour perpétuer son idée dans ce domaine, j'ai créé le prix "Mohammed Arkoun", qui sera attribué tous les deux ans pour récompenser le meilleur travail accompli sur son œuvre. Pour honorer sa mémoire, Candido Mendes, président de l'Académie de la Latinité de Rio de Janeiro, ami et grand admirateur de sa pensée, a généreusement doté ce prix d'une enveloppe de 4 000 euros. J'espère que sa remise, qui aura lieu à Casablanca, coïncidera avec le troisième anniversaire de la disparition de mon mari, à la mi-septembre. Parlez-nous des prochaines activités de la fondation… Je dois vous citer d'abord celles passées, malgré le jeune âge de la fondation, qui a été créée début 2012 seulement. Le 31 octobre 2012, la coédition marocaine de son dernier livre d'entretiens, La construction humaine de l'Islam a été présentée à la Villa des Arts de Casablanca. Le 16 janvier dernier, nous avons présenté La construction humaine de l'Islam à la mairie de Paris. Le 28 mars, ce fut la projection, à Paris, d'un documentaire sur son œuvre à l'Institut du Monde arabe. Pour les prochains mois, nous comptons le projeter à Bruxelles puis dans d'autres capitales et en septembre à Casablanca. A la rentrée prochaine, ce sera au tour des universités marocaines puis tunisiennes, dès que les conditions politiques de ce pays le permettront. Par la suite, quand sa bibliothèque sera installée, j'espère en faire un centre de recherches et d'accueil pour des rencontres autour de son œuvre et de celles d'autres intellectuels qui travaillent dans le même champ d'action que lui, celui de l'ouverture à toutes les cultures, langues et religions. La fondation est également en train de faire les démarches nécessaires pour la réédition de certains de ses livres, épuisés depuis des années, mais très demandés par les lecteurs, car toujours d'actualité. Je suis également en relation avec des chercheurs iraniens, résidant aux Etats-Unis, qui sont en train de traduire certains de ses livres en persan, car la pensée de Mohammed Arkoun est très appréciée par les populations des pays parlant cette langue. Par ailleurs, après sa disparition, plusieurs livres ont été écrits en arabe sur son œuvre. Je suis à la recherche de personnes qui pourraient les traduire en français et surtout en anglais, car la majeure partie du monde musulman est anglophone. Pour terminer, je laisse vos lecteurs apprécier une de ses citations inédites, à propos du Maghreb, auquel il a consacré une bonne partie de ses travaux : «Je le répète et c'est essentiel : le Maghreb actuel, si longtemps privé de grands acteurs historiques, de grandes voies émancipatrices, a besoin de ces connivences, de ces complicités, de ces communions productives entre intellectuels, artistes, écrivains, entrepreneurs, banquiers, politiciens, journalistes, travailleurs de tous secteurs et tous grades pour créer les conditions nécessaires d'une seconde entrée, cette fois mieux pensée, mieux éclairée, mieux acceptée par une responsabilité collective, dans la grande Histoire».