Opposition, majorité, mouvements associatifs, intellectuels,… en six mois, le PJD a réussi à se mettre tout le monde à dos. Agacé, Abdelilah Benkirane s'en est pris vivement aux siens, exigeant de la retenue. Cette fois-ci le chef du gouvernement a fini par sortir de ses gonds. «Il faut que vous cessiez les attaques de l'intérieur. Je ne peux pas esquiver, à la fois, les balles que je reçois de l'extérieur et celles que je reçois de l'intérieur du parti». C'est ainsi qu'Abdelilah Benkirane, qui s'exprimait en tant que secrétaire général du PJD, a manifesté, samedi 16 juin, son ras-le-bol face aux multiples sorties et positions fracassantes, souvent populistes des militants de son parti. L'essentiel de cette intervention de 35 minutes devant le conseil national a été consacrée à admonester les siens, députés, membres du gouvernement, élus locaux et autres militants. Qu'est-ce qui a poussé le chef du gouvernement à s'emporter de la sorte ? Sans doute les récentes positions, dans l'Hémicycle, de certains membres du groupe parlementaire de son parti. L'intervention du député d'Oujda, Abdelaziz Aftati, dans laquelle il a accusé, lundi 11 juin, l'ancien ministre des finances, le député et président du RNI Salaheddine Mezouar, d'avoir empoché des primes sous forme de dessous de table, a mis le PJD dans une situation embarrassante. Le retour du RNI au Parlement, après y avoir gelé ses activités pendant une semaine, n'est intervenu qu'après que le parti islamiste a présenté, lundi 18 juin, des excuses officielles. Mais ce n'est que la goutte qui a fait déborder le vase. Avant le RNI, certains députés du Mouvement populaire avaient brandi la menace d'un retrait du parti de la majorité si le député de Meknès, Abdallah Bouanou, ne cessait de s'en prendre, à chaque occasion, au ministre de l'intérieur, également secrétaire général du MP, Mohand Laenser. De même, les prises de bec entre députés et ministres du PJD d'un côté et membres du groupe parlementaire de l'USFP ne se comptent plus. D'ailleurs, au cours de cette même intervention, le 16 juin, Abdelilah Benkirane, devant les membres du conseil national de son parti, n'a pas manqué d'adresser de nouvelles critiques aux socialistes. «Ces gens que nous avons aidés à atteindre des postes auxquels ils n'auraient jamais accédé sans notre aide, nous le rendent mal», constatera-t-il, entre deux mises en garde adressées à ses militants. En remontant plus loin, on peut évoquer la fameuse déclaration du ministre Mustapha Ramid relative aux touristes qui viennent à Marrakech pour commettre le pêché. On relèvera également les sorties de son collègue Lahbib Choubani sur le festival Mawazine (on notera au passage que ses déclarations ne portent plus sur l'aspect de la morale et les valeurs, comme lorsque le PJD était dans l'opposition, mais invoquent la dilapidation des biens publics). Bien sûr, on pourra citer également la position de Najib Boulif sur «l'art propre» ou encore celle de Bassima Hakkaoui sur l'affaire Amina Filali, l'adolescente qui s'est suicidée après avoir été mariée à son violeur. Enfin, comme pour rendre les choses plus difficiles pour le parti aux commandes de l'Exécutif, la nécessaire hausse du prix du carburant, survenue le 2 juin, lui a attiré les foudres de l'opinion publique et des syndicats. Certes, il s'agit d'une décision du gouvernement, mais pour le citoyen lambda, le gouvernement c'est… le PJD. Les députés ne sont pas tenus de juger le bilan des anciens gouvernements En peu de temps, donc, le PJD a réussi à se mettre à dos presque tout le monde : certains parmi ses partenaires de la majorité, presque tous les partis de l'opposition, un large pan du mouvement associatif, des intellectuels et une partie de la population. Pire, à peine ébruitée, la décision du Conseil constitutionnel, du 13 juin, d'annuler les trois sièges remportés par le PJD à Tanger-médina et celui remporté à Marrakech-Gueliz, certains dirigeants du parti parlaient déjà de «scandale» voire de «complot» contre le parti. Le secrétaire général n'ayant pas jugé opportun d'ouvrir ce front, ils se sont vite rétractés. «Les attendus de cette décision nous étonnent, mais nous ne pouvons que l'accepter et nous y conformer», affirme Abdellatif Berrouhou, l'un des trois parlementaires qui se voit annuler son mandat pour instrumentation des symboles religieux lors de la campagne électorale. Question : Y a-t-il un fil conducteur entre ces sorties, ces prises de position ? «Apparemment aucun, mais il semble que le PJD manque de vision. Ses parlementaires n'arrivent toujours pas à assimiler leur rôle de soutien au gouvernement. Même certains ministres ne se sont pas encore défait entièrement de leur ancien statut de membre d'un parti d'opposition», analyse le politologue Tarik Tlaty. C'est, selon lui, ce qui a motivé cette dernière mise au point du chef du gouvernement. Mohamed Darif, professeur de sciences politiques, qui suit de près le parcours du PJD, relève, lui aussi, «un problème de définition du rôle du groupe parlementaire du parti. Logiquement et constitutionnellement, il se limite au contrôle du gouvernement et à la participation à la législation. Le groupe n'est pas tenu de juger le bilan des anciens gouvernements. D'autres institutions s'en chargent». Cela n'empêche naturellement pas les partis politiques de critiquer l'action gouvernementale de leurs adversaires, mais dans le cadre de meetings politiques, de réunions entre militants et de campagnes électorales. Pour Mohamed Darif, ces sorties des ministres, parlementaires et militants du PJD, pour aussi incohérentes et précipitées qu'elles soient, sont tout sauf un manque de discipline partisane. «Le PJD est loin de là. Il est même souvent donné en exemple pour sa discipline interne. Ce qui n'étonne pas chez une formation politique issue d'un mouvement islamiste où la discipline est une priorité». Comment expliquer donc ces sorties, si ce n'est pas un manque de discipline ? M. Darif propose une autre explication. Après cinq mois d'exercice, le gouvernement se retrouve devant une série de difficultés qu'il ne soupçonnait pas. «Le PJD réalise qu'il ne pourra pas honorer ses engagements électoraux et se retrouve affaibli. Pour se donner des forces, il tente d'affaiblir l'opposition. Ces dernières attaques contre le président du RNI ou contre l'USFP vont dans ce sens», explique-t-il. Or, note Tarik Tlaty, à trop s'attaquer à l'opposition, «le PJD risque de la pousser à se constituer en bloc». Naturellement, cela ne va pas servir les intérêts des islamistes. Par contre, l'action parlementaire, et la démocratie, en général, en sortiront gagnantes. La Constitution n'a-t-elle pas mis l'accent sur une majorité cohérente et une opposition forte ? «Nos rapports sont normaux avec tout le monde…» Que dit le PJD de tout cela ? Nombreux sont ceux parmi ses dirigeants qui n'ont pas souhaité s'exprimer sur cette problématique, depuis que le secrétaire général a reproché justement, ce samedi 16 juin, à son auditoire d'exposer dans la presse des affaires dont il n'est même pas au courant. Autrement, Abdelaziz Ammari, président du groupe parlementaire du parti, rejette tout en bloc. Il qualifie les relations avec les autres groupes d'ordinaires. M. Ammari a une réponse (trop) diplomatique : «Nous nous réunissons régulièrement avec nos partenaires de la majorité pour coordonner nos actions. Avec les partis de l'opposition, nos relations sont empreintes de respect. Nous respectons leurs points de vue», explique-t-il. Toutefois, se rattrape-t-il, «dans l'action politique, il est tout à fait naturel qu'il y ait des divergences d'opinion, des débats houleux et très énergiques avec les groupes de l'opposition, mais dans le respect des règles de la démocratie. Finalement, la majorité et l'opposition œuvrent, toutes les deux, pour le bien de ce pays. L'une comme l'autre exerce son rôle dans un cadre délimité par la Constitution». Qu'en est-il des dernières mises en garde d'Abdelilah Benkirane, adressées aussi bien aux députés qu'aux autres militants du parti ? «Le secrétaire général nous donne des orientations aussi bien pour les groupes parlementaires que les autres organisations du parti, dans le but de renforcer notre cohésion et stimuler notre action». Quid alors des rapports entre les députés PJD et les membres du gouvernement ? «La règle démocratique veut que les groupes parlementaires de la majorité soutiennent le gouvernement. Cela ne veut pas dire que nous devons cautionner toutes ses actions. Chacun a son propre rôle, le nôtre est de présenter des propositions et attirer l'attention du gouvernement sur ce qui ne marche pas». Trop parfait pour être vrai. Car le spectacle que nous offrent les députés PJD régulièrement sous la coupole du Parlement ou ses dirigeants dans les colonnes de la presse dénote d'un malaise dans l'action du parti. Le risque, prévient Mohamed Darif, est de le voir s'écarter de la mission qu'il s'est donné et qui est d'endiguer les mouvements de protestations de la rue et de lutter contre la corruption. C'est sans doute pour cela, affirme M. Darif, que certains dirigeants du parti et de sa matrice, le Mouvement unicité et réforme (MUR), ne sont pas contents de l'action du gouvernement. «Certains d'entre eux ont exprimé quelques réserves par rapport à la manière dont Abdelilah Benkirane gère les affaires publiques. Au lieu de parler de politique générale et de projets et programmes gouvernementaux, il a tendance à trop parler de lui-même», ajoute ce politologue. D'autres encore, ajoute M. Darif, ne sont pas contents de l'image que donne le parti de lui-même ces derniers temps. D'où cette idée exprimée ouvertement qui veut que le parti soit dissocié de l'action du gouvernement. Ce coutant à l'intérieur du PJD souhaite que le parti prenne ses distances avec l'Exécutif. Saura-t-il se faire entendre lors du prochain congrès prévu pour les 14 et 15 juillet prochain ? Ce qui est sûr c'est que l'étape du congrès va éclaircir beaucoup de choses. Le congrès permettra aux militants de comprendre que le parti n'est plus dans l'opposition, c'est un parti qui gère aujourd'hui les affaires du pays. Et les futures positions de ses militants doivent tenir compte de cette réalité.