Depuis dix ans, toutes les formations de gauche appellent à un rassemblement mais les egos et les positionnements divergents en ont décidé autrement. Aujourd'hui, elle est concurrencée par le PJD sur le terrain social et par le PAM et le RNI sur celui de la démocratie et du modernisme. Dix partis, trois positionnements, une offre politique inadaptée à la société d'aujourd'hui et une chimérique union revendiquée de toutes parts. La gauche marocaine se résume-t-elle à cela ? Peut-on encore parler d'une gauche au Maroc ? M'hamed Grine, membre du conseil de la présidence du PPS, estime que oui. «La gauche en tant que principe de solidarité, d'équité et de justice sociale existe encore dans la société marocaine. Et au risque de surprendre, elle est encore plus forte que ne le laisse paraître la carte politique. La gauche est un courant potentiellement majoritaire dans la société en tant que principes et idéaux». Mais M'hamed Grine ne s'empêchera pas de reconnaître que «les structures politiques qui portent les idées et principes de la gauche sont dans une situation peu enviable». L'ancien dirigeant du PSD et actuel membre du conseil national de l'USFP, Jalil Tolaimate, abonde dans le même sens : «On peut dire sans hésiter que la gauche marocaine, en tant que partis, vit une situation tragique. Elle est totalement dispersée aussi bien par ses positions que dans ses positionnements». Il est vrai que sur le plan de la symbolique, une partie de cette gauche se trouve aujourd'hui dans la majorité parlementaire (PPS et FFD), une autre dans l'opposition (USFP, PT, PGV) et une troisième a choisi d'évoluer en dehors des institutions (PSU, Annahj). Voilà pour les positionnements. Les positions sont tout aussi divergentes. Certaines formations (les plus petites) ont ainsi choisi de boycotter la Constitution et les élections, d'autres (toujours des petites formations) ont choisi de faire partie d'une alliance qui n'a pas duré (G8), une troisième catégorie a préféré mêler son destin à celui de l'éphémère mouvement du 20 Février pour se retrouver aujourd'hui dans une position ambiguë, elle n'est ni dans la rue ni dans les institutions. Cela alors que les deux grands partis, l'USFP et le PPS, ont parié sur la Koutla qui, elle non plus, n'a pas résisté au pragmatisme post-électoral des uns et des autres. Un grand poste dans un petit parti mieux qu'un petit poste dans un grand parti «C'est une réalité qui n'augure rien de bon pour l'avenir de la gauche. C'est aussi un constat qui doit nous pousser à réfléchir davantage sur la reconstruction de la gauche, sur une base idéologique, autant politique que morale», affirme Jalil Tolaimate. Ce qui fait dire à M'hamed Grine que «la gauche est en crise, dans le sens positif de la crise. C'est-à-dire quand l'ancien (en parlant des idées et des principes) résiste à partir et le nouveau peine à s'imposer». Ce qui, ajoute-t-il, «nous met devant le défi de refonder une gauche basée sur les idées». Ce défi de la refondation de la gauche, tout le monde en convient, ne date pas d'hier. En effet, depuis au moins une décennie, tous ces partis politiques insistent dans leur littérature sur la nécessité de rassemblement, voire la réunification de la gauche. Durant cette même période, ces mêmes partis ont tout fait pour faire éclater cette gauche. Pourquoi cette schizophrénie ? Pourquoi aucune tentative de réunification, ne serait-ce que partielle, celle d'un pan de la gauche, n'a jamais abouti ? Pour M'hamed Grine qui a passé ses 20 dernières années à œuvrer, avec beaucoup de militants, dans ce sens, cela est dû à plusieurs facteurs. «Nous avons cultivé, d'abord, une sorte de fétichisme dans le sens où chaque parti considère qu'il est détenteur de la légitimité historique. C'est comme si nous avions créé des statuettes et avions commencé à les vénérer». Le deuxième facteur qui rend, du moins jusqu'à aujourd'hui, ce rassemblement chimérique est «le positionnement de certaines personnes. Chacun tient, en effet, à son poste». En d'autres termes, pour certains dirigeants, il vaut mieux avoir une grande responsabilité dans un petit parti qu'un petit poste dans une grande formation. Il faut dire également, estime M'hamed Grine, que la culture démocratique n'est pas encore très enracinée. «Nous n'avons pas encore appris à accepter l'autre quand on est contre ses idées. Nous n'avons pas encore appris à combattre les idées tout en respectant la personne qui les porte. La divergence au niveau des idées se transforme souvent en animosité». Dernier facteur de cet émiettement de la gauche, classiquement, «tous les regroupements se font autour des personnes et non pas des idées ce qui encourage le clanisme», explique-t-il. Des facteurs de dispersion que Jalil Tolaimate de l'USFP résume en deux mots : «Calculs politiques étriqués et intérêts individuels et partisans étroits». Cependant, affirme-t-il, la réalité est bien là : «Ce qui rassemble la gauche et de loin plus important que ce qui la divise». C'est d'abord l'idéologie socialiste, le choix de la monarchie parlementaire comme objectif stratégique et une longue, et souvent amère, expérience de militantisme. Le PJD d'un côté, le PAM et le RNI de l'autre… Or, et pour ne rien arranger, le PJD a pu accéder au gouvernement en construisant son programme sur une partie des valeurs naguères portées par la gauche : la solidarité sociale et la lutte contre les disparités sociales notamment. Et ce n'est pas tout. Les deux partis qui viennent de redéfinir leur identité politique, le PAM et le RNI, ont opté pour la démocratie sociale, également porteuse des valeurs démocratiques et modernistes. Ils empiètent ainsi sur l'autre partie du capital identitaire de la gauche. Du coup, comme le note M'hamed Grine, «la gauche est prise en sandwich entre ces deux courants de la société». En effet, confirme-t-il, «sur beaucoup d'aspects, le PJD porte des valeurs de la gauche : justice sociale, égalité des chances, mais il s'arrête au niveau des libertés individuelles. Les partis dits "de l'administration", devenus de vraies formations entretemps, font leurs les valeurs de la modernité et les libertés individuelles». Cela sans compter le fait que l'Istiqlal est, lui aussi, en train d'opérer une large ouverture sur la société. Ce qui pose la question de l'utilité même pour la société d'un courant de gauche, dans son acceptation traditionnelle, telle que connu jusque-là. Cette situation, rétorque M'hamed Grine, «pourrait certes handicaper conjoncturellement la gauche, mais, à terme, c'est un atout puisque cela va la contraindre à travailler sur elle- même et dégager des idées plus adaptées à la société marocaine». Pour étayer cette thèse, il avance que le PJD, aujourd'hui première force politique, «a surfé sur le mouvement démocratique dit arabe pour capter des votes contestataires, mais en réalité sa position n'est pas si enracinée que l'on ne croit». Chiffres à l'appui, il affirme que le PJD a recueilli 1,08 million de voix alors qu'en 2002, par exemple, l'USFP qui sortait de son premier mandat gouvernemental a séduit 1,2 million d'électeurs. Or, 1,08 million de voix exprimées c'est 20% des votants, 8% si on enlève les bulletins nuls, 8 à 9% des inscrits et à peine 5% des Marocains en droit de voter. En conséquence, affirme M. Grine, «au Maroc, il existe encore de grands pans d'électeurs à prendre. Il faut que la gauche améliore son offre politique et la rende plus attrayante». Un grand parti de la gauche ? Qui va réussir à fédérer ? Ceci lui fait dire que «d'ici quatre ou 5 ans, il y aura certainement émergence d'un grand parti qui porte les idéaux de la gauche. Sera-t-il issu d'un parti ou un groupement de formations déjà existant ? Nul ne sait encore». L'Usfpéiste, Jalil Tolaimate, est lui aussi convaincu de la nécessité d'un grand pôle de gauche. Car «le PJD ne va pas rester éternellement au pouvoir». De même que l'on ne peut pas imaginer le Maroc de demain, estime-t-il, sans une vraie alternance démocratique. Et on ne peut parler d'une telle alternance sans l'existence de deux pôles forts. L'un libéral mais qui renferme également une tendance conservatrice avec un référentiel islamiste, l'autre de gauche démocratique et moderniste. Et ce pôle où ce grand parti de la gauche sera la résultante d'une coordination des partis existants ou une fédération de partis ou encore une fusion des formations actuelles. Cette dernière option étant un objectif à long terme. Voilà pour la théorie. Concrètement, comment atteindre cet objectif ? Tout comme Jalil Tolaimate, nombreux dirigeants de l'USFP dont le prétendant à la direction du parti, Habib El Malki, estiment que le parti de la rose devrait jouer le rôle de locomotive pour ce futur pôle de gauche. Et, fait encourageant, pour la première fois le parti renonce à son esprit paternaliste et entend traiter d'égal à égal avec les autres formations. Bien plus, affirme Jalil Tolaimate, une partie du conseil national de l'USFP, réuni récemment, est même allée jusqu'à appeler à l'association des autres formations à la préparation du futur congrès de l'USFP qui se tient en septembre prochain. Ce serait une bonne entrée en matière, d'autant que le rassemblement de la gauche sera l'un des grands axes de débat de ce IXe congrès du parti. Toutefois, objecte Mohamed Fares, secrétaire général du Parti de la gauche verte (PGV), le dernier-né des partis de la gauche, si l'unité de la gauche a toujours été un slogan, il faut d'abord commencer par préparer le terrain. Il faut d'abord dissiper les différends entre toutes les formations de gauche et définir des priorités pour ces partis. Or la priorité de l'heure est de militer pour le modernisme et contrer la déferlante du fondamentalisme. «Et, affirme-t-il, la gauche à elle seule ne peut pas le faire. Il faut donc s'ouvrir sur d'autres formations modernistes et démocratiques». Pour ce faire, il ne faut pas rester renfermé dans l'idéologie. Pour Mohamed Fares, dont la formation avait intégré le défunt G8, «au lieu de parler d'un parti de gauche, pourquoi ne pas fonder un front démocratique qui rassemble la gauche avec les autres formations progressistes et démocratiques qui ont su mettre à niveau leurs structures et leur identité politique». Sans le dire franchement, M. Fares pense à un pôle démocratique regroupant la gauche et le RNI et le PAM. Seule alliance capable de faire face demain au PJD et ses alliés conservateurs.