Le prévenu appelé à la barre est un jeune homme, qui comparait en état d'arrestation, poursuivi pour violences envers ascendant. Dans la salle, sa mère, son père et ses sÅ"urs sont atterrés. Le prévenu est assisté par un avocat constitué et payé par…la victime ! Son propre père… La majorité des citoyens ne connaît du système judiciaire que la taille imposante des palais de justice, en ignorant totalement ce qui s'y déroule… Et c'est d'ailleurs tant mieux. Et ceux qui ont parfois affaire à la justice, pour des problèmes de loyers, divorces, contentieux commerciaux ou autres litiges de la vie quotidienne, ont droit à des audiences policées, tranquilles, où les gestes sont mesurés et les paroles mûrement pesées. La répartition des tribunaux fait donc que le civil est séparé du commercial, l'administratif du statut personnel… Le tout bien éloigné du pôle pénal… Et c'est là que tout se passe ! Le tribunal pénal d'Aïn-Sebâa est une ruche en perpétuel mouvement. Un ballet incessant s'y déroule quotidiennement, où chaque action est exécutée avec minutie et rigueur, dans un bruit permanent, et une apparence trompeuse de laisser-aller. C'est là que sont jugés les délits correctionnels, vols, agressions, escroqueries ou encore trafics en tous genres. L'audience est en général assez tendue, on sent une certaine tension tant dans les rangs du public que chez les avocats présents. En effet, là les enjeux sont autrement plus importants que dans les tribunaux civils car les prévenus encourent des peines de prison parfois lourdes. L'un des cas traités la semaine passée était quelque peu surréaliste. Le prévenu appelé à la barre est un jeune homme, qui comparait en état d'arrestation, poursuivi pour violences envers ascendant. Dans la salle, sa mère, son père et ses sœurs sont atterrés. Le prévenu est assisté par un avocat constitué et payé par…la victime ! En d'autres termes, le jeune homme a agressé son père, l'a frappé à coups de poing au point de lui fendre l'arcade sourcilière. Et maintenant qu'il est détenu et poursuivi, ce même père essaye de le sortir de ce pétrin. Le magistrat est attentif, la salle entière est suspendue à ses lèvres. Il interroge le jeune homme : «Depuis quand tu es en prison ?» ; Dix jours ; et tu aimes ça, c'est confortable, on mange bien ? Le jeune balbutie, hésite. Le juge poursuit : «Frapper son père est un geste extrêmement grave, proscrit même par le Coran ; d'un trait de plume, je peux t'envoyer méditer ton acte pendant cinq ans en prison ; seulement voilà : j'hésite, car ton père t'a pardonné, il a donné un désistement de sa plainte, il a engagé un avocat pour te défendre, et je ne veux pas faire souffrir ta mère et ta famille. Alors, embrasse les pieds de ton père et demande-lui pardon». La salle exprime son approbation pour les paroles du juge, le jeune homme s'exécute, le père le relève, ils s'enlacent, et le magistrat de conclure : «Au nom de Sa Majesté, et conformément à la loi, en audience plénière, le tribunal condamne le prévenu pour les faits qui lui sont reprochés à trois mois d'emprisonnement avec sursis». Et s'adressant au jeune homme, il lui précise : «Tu rentreras chez toi ce soir ; mais ne t'avise pas de recommencer car la Cour ne se montrera pas toujours aussi clémente». Tout le monde est satisfait, et le tribunal peut continuer à traiter les affaires audiencées ce jour. Le cas suivant est celui d'un toxicomane, habitué à commettre de menus larcins pour se procurer sa dose quotidienne. Vols à l'arraché, chapardages, et vols dans les voitures l'ont conduit déjà et à maintes reprises en prison. C'est donc un habitué de ces audiences de flagrant délit, et il répond avec nonchalance au magistrat. Celui-ci essaye de se faire une idée de la personnalité du prévenu, l'interroge sur ses antécédents, sa famille, lui demande s'il a déjà été soigné pour sa toxicomanie. Le prévenu répond tant bien que mal, il s'embrouille sur les dates, confond les questions ou fait mine de ne pas comprendre. Le juge insiste, et s'entend brusquement répondre : «En fait, tu m'ennuies avec toutes ces questions. Fais ton travail mais laisse-moi tranquille !». Le public présent est interloqué, policiers et avocats se regardent : un silence de plomb s'abat sur la salle. On ne s'adresse pas sur ce ton et de cette manière à un magistrat qui préside une audience publique. Il y a des règles de bienséance, de courtoisie et de respect qui s'appliquent depuis des siècles en matière de justice et de rapports entre les différents intervenants, juges, avocats, public, greffiers ou policiers. Le juge resta silencieux quelques minutes, en fixant le prévenu debout devant lui. Dans la salle quelqu'un cria : «Ne faites pas attention, il est dérangé». Un avocat se leva pour présenter des excuses au nom du prévenu, mais le juge l'interrompit : «N'en faites rien Maître, il ne vous a rien demandé, et vous n'êtes pas responsable de sa bêtise. Quant à toi… D'accord, je vais le faire mon job. Laisse-moi juste quelques instants, j'essayerai d'être bref, pour réfléchir au nombre d'années de prison que mon stylo va écrire au dos de ce dossier, parce que le travail c'est lui qui le fait. Délibéré, jugement en fin d'audience». Deux ans fermes : le juge a malgré tout fait preuve de modération, mais pareille mansuétude n'est pas courante !