David Cronenberg hypnotise Marrakech avec « Les Linceuls », une œuvre audacieuse où la technologie et le deuil s'entrelacent dans une danse macabre. À 81 ans, le maître canadien pousse encore plus loin les frontières du cinéma et de la réflexion sur notre mortalité. Suivez La Vie éco sur Telegram Le Palais des Congrès a vibré hier soir devant l'ovation chaleureuse rendue à Les Linceuls, la dernière œuvre du maître canadien David Cronenberg. Une œuvre vertigineuse qui convoque les obsessions du réalisateur : le corps, la technologie, et cette fascinante frontière où la vie s'efface pour céder place à la mort. Le lendemain, Cronenberg s'est prêté à une table ronde d'une rare intensité. Avenant et affable, son sourire contraste avec la noirceur de son cinéma. Ses cheveux blancs en brosse et ses traits aiguisés évoquent un homme qui, à 81 ans, ne se contente pas de contempler le crépuscule, mais s'évertue à en sonder les mystères. Faire corps avec la mort Dans Les Linceuls, Cronenberg ne livre pas un simple récit, mais une expérience. Inspiré par le décès de sa femme Carolyn Zeifman en 2017, le film explore la porosité entre image et mémoire. L'histoire de Karsh, incarné par un Vincent Cassel magnétique, s'inscrit dans cette veine. Entrepreneur endeuillé, Karsh a inventé un cercueil futuriste où les corps des défunts se décomposent en temps réel, diffusés sur un écran intégré à la tombe. Le visage de Becca, interprété par Diane Kruger, hante littéralement le film, son cadavre devenant la métaphore d'un lien inaltérable entre la vie et l'image. « C'est un film sur la mort, donc sur le cinéma », confie Cronenberg. Pas de métaphores inutiles ici : son approche frontale, presque clinique, fait écho à ses premières œuvres, comme Crash ou La Mouche, où la chair et la mécanique se mêlaient dans une poésie macabre. Mais cette fois, l'absurde s'invite dans ce ballet mortuaire, à travers des figures étranges comme la jumelle complotiste de Becca et une IA séduisante, toutes deux jouées par Kruger dans une performance troublante. Absurde et corrosive Si Les Crimes du futur marquait un retour à une abstraction froide, Les Linceuls assume une tonalité plus caustique. L'intrigue, qui démarre comme une méditation sur le deuil, dérape progressivement vers une spirale où réalité et fiction s'effondrent. Ce chaos contrôlé, servi par une mise en scène minimaliste et glaciale, témoigne de la vitalité du cinéaste. À travers ce récit, Cronenberg interroge la manière dont la technologie redéfinit notre rapport à la disparition. La tombe high-tech, invention presque comique dans sa dystopie, incarne une humanité incapable de se détacher de ses morts. « La religion a toujours cadré le corps et, avec lui, le deuil. Aujourd'hui, c'est la technologie qui s'en charge », analyse-t-il avec une sérénité désarmante. Un artisan du chaos David Cronenberg, enfant de Toronto issu d'une famille d'intellectuels, a toujours su capter les forces obscures de son époque pour en extraire une matière cinématographique. Lui-même confesse : « Ce que je mets à l'écran, c'est ce que je ne veux pas dans ma vie ». Cette dichotomie entre une vie privée paisible et un univers cinématographique où règnent chaos et violence alimente un cinéma où chaque film ressemble à une vivisection métaphysique. Cinéphile insatiable, il se souvient des bandes sonores du rock américain qui ont marqué son adolescence et de ses escapades dans les grands parcs sauvages de Toronto. « Le Canada, c'est l'Amérique, mais sans son esclavage, ses guerres civiles, ou son évangélisme. Mon travail est pourtant habité par cette brutalité que nous observons, fascinés, chez nos voisins. » Le testament d'un maître À 81 ans, Cronenberg demeure un cinéaste essentiel. Les Linceuls ne se contente pas de questionner la mort ; il en fait une ode au cinéma lui-même, ce lieu où l'image devient immortelle. Alors que le Festival International du Film de Marrakech lui rend hommage cette année, le réalisateur se projette déjà vers de nouvelles contrées créatives. « Vieillir m'a donné une force incroyable pour comprendre le monde et les autres », confie-t-il. Et à en juger par cette dernière œuvre, son cinéma n'a jamais été aussi vif. Avec Les Linceuls, Cronenberg rappelle que le septième art, à l'instar de la vie, trouve sa grandeur dans l'éphémère. Une réflexion qui résonne profondément au cœur de Marrakech, où chaque image projetée est un instant suspendu, voué à s'évanouir... ou à marquer l'éternité.