Une trêve d'une semaine jusqu'au 7 février, mais les greffiers risquent fort de reprendre leur grève faute de réponse à leurs revendications. Les 8 000 cabinets d'avocats du Maroc commencent à souffrir de la situation. Ce lundi 31 janvier, cet avocat du barreau de Casablanca semble soulagé. Enfin, la grève des greffiers qui a paralysé pendant plus de cinq mois l'appareil judiciaire sera suspendue. Mais la joie de ce professionnel du droit ne sera que de courte durée car, il ne s'agit là, comme le précisent les responsables du Syndicat démocratique de la justice (SDJ), que d'une trêve d'une semaine. Et rien ne laisse entrevoir que le gouvernement présentera d'ici là fin de cette trêve des propositions concrètes susceptibles de satisfaire les revendications des greffiers. On risque ainsi de se retrouver dans la situation initiale dès lundi 7 février. Comme ce fut le cas depuis septembre dernier, sur les cinq jours ouvrés de la semaine, trois seront, comme d'habitude, perdus à cause de la grève, les justiciables et auxiliaires de justice n'auront que deux jours pour régler leurs dossiers. Autant dire que cela relève du miracle pour ne pas dire de l'impossible. C'est que la mission des greffiers est vitale dans l'action judiciaire, au point que toute activité dans les tribunaux est gelée s'ils arrêtent de travailler. Pour corser le tout, les avocats excédés par cette situation qui pèse sur leur courant d'affaires, avaient décidé, il y a quelques semaines, de faire grève les lundis et vendredis. Ainsi la boucle est bouclée. Ces hommes de loi reprendront-ils leur mouvement de grève, eux aussi à compter du 7 février. Il faut espérer que non… Mais déjà, rien qu'avec les greffiers, la situation est intenable. En 2010, ils ont observé 94 jours de grève. Selon les informations recueillies auprès des professionnels de la justice, 90 % des tribunaux du pays sont quasiment paralysés. Il faut savoir que pratiquement tous les actes judiciaires passent par les greffiers. Ils préparent les dossiers pour l'ouverture des audiences, classent les pièces et documents, rédigent les plaintes et les convocations des justiciables et assistent aussi les magistrats pendant les audiences, se chargent de transmettre les copies de jugement… Mieux (ou pire ?), ils perçoivent également les taxes relatives aux actes de justice et tiennent donc les comptes des caisses des tribunaux… Un salaire de 2 500 à 3 000 DH pour les échelles 5 et 6 Cela fait plus de deux ans que les greffiers mènent des mouvements de débrayage sporadiques avant d'avoir radicalisé leur action depuis l'automne dernier. Ils appellent surtout à la mise en place d'un statut spécifique qui se traduira par l'amélioration de leurs conditions salariales. Sur ce point, tout le monde s'accorde à reconnaître que les greffiers et agents travaillant au sein de l'appareil judiciaire, à l'exception des magistrats, sont très mal rémunérés. Même les avocats, principaux intervenants touchés par les grèves, admettent qu'«il est aberrant que ces fonctionnaires perçoivent des salaires dérisoires». Sur les 13 000 greffiers et agents administratifs et techniques, 50 % sont intégrés aux échelles 5 et 6 avec un salaire qui va de 2 400 à 3 000 DH. «Pire, il y a des greffiers qui sont classés aux échelles 2 et 4 avec un salaire mensuel de moins de 2 000 DH, alors qu'ils s'apprêtent à aller en retraite», s'indigne Makram Aouad, membre du bureau national du SDJ. Une misère par rapport aux lourdes tâches qu'ils sont appelés à effectuer. «Comment voulez-vous que les greffiers puissent assumer leur mission avec de tels salaires et sachant qu'ils traitent des dossiers portant sur des millions de dirhams ?» , s'interroge un expert juridique. Le ministère des finances craint une contagion des revendications et ne veut pas lâcher du lest Au-delà des salaires dérisoires, les greffiers se battent aussi pour améliorer les conditions de travail. «Souvent leurs bureaux sont situés dans des caves comme au tribunal de première instance de Casablanca», témoigne un expert juridique. Ils revendiquent également l'amendement de la circulaire 403 qui réglemente les promotions. Autrement dit, ils veulent un système plus souple que celui des fonctionnaires jugé trop statique. «La réforme du statut est indissociable de la révision de la circulaire car nous craignons qu'une fois notre revendication relative au statut satisfaite, nous soyons bloqués par la procédure lente des promotions», explique M. Aouad. Bien que tout le monde soit unanime à dénoncer les conditions déplorables de ces professionnels, y compris le ministère de tutelle, la partie est loin d'être gagnée. En face, le gouvernement ne semble pas prêt à faire des concessions. De fait, au ministère de la justice, même si on ne le dit qu'à mots couverts, on renvoie la balle au «ministère de finances qui ne veut pas lâcher du lest». Et pour cause, autant l'Etat est conscient de la légitimité des revendications des greffiers, autant il craint que la régularisation de leur situation ne fasse tache d'huile et n'incite d'autres corps de la fonction publique à opter pour le même mode de pression. D'où le refus catégorique du ministre des finances. Sollicité pour arbitrer ce dossier, le Premier ministre a constitué une commission interministérielle formée de représentants des Finances, de la Justice, de la Modernisation des secteurs publics ainsi que du Secrétariat général du gouvernement (SGG). Lors d'une réunion tenue à la mi-janvier, le principe d'une discussion sur la réforme du statut, une demande tant revendiquée par les syndicats, avait été accepté, mais rien de concret pour le moment. De toute façon, les syndicats sont peu enthousiastes. «La discussion sur la réforme du statut est la preuve que le dossier traînera encore», observe, sceptique, M. Aouad. De même, le fait d'élever le seuil des revendications au volet des promotions n'augure pas d'un dénouement rapide du conflit. Et la grève risque fort de reprendre à partir du 7 février. On a déjà vu les dégâts qu'elle a provoqués au cours des derniers mois. Des prévenus ont vu la durée de leur garde à vue se prolonger faute de transfert des dossiers au procureur. Les caisses des tribunaux sont gelées à l'exception des dossiers urgents tels la kafala. «A défaut de payer la taxe auprès de la caisse du tribunal, l'action n'est pas recevable et, en l'absence du greffier, l'audience ne peut avoir lieu», indique un avocat du barreau de Casablanca. Les petites affaires sont systématiquement reportées. Les divorces, les conflits entre personnes et toute autre action en justice sont bloqués. «Les tribunaux sont vides et nous n'avons personne à qui nous adresser», déplorait un avocat du barreau d'Agadir au beau milieu du mouvement de grève. Justiciables et avocats très éprouvés Le monde des entreprises et des affaires est aussi touché. «Les procédures relatives aux entreprises en difficulté sont ainsi suspendues», souligne un avocat spécialisé dans les affaires commerciales. Au mieux, les dossiers sont traités de manière très lente. «Déjà, en temps normal, on se plaignait du retard du système judiciaire qui va de 3 à 6 mois mais, au rythme actuel, les dossiers peuvent traîner une année», déplore un avocat du barreau de Casablanca. Rien que pour avoir une copie d'un jugement déjà prononcé, un autre avocat affirme avoir attendu 4 mois contre 2 à 3 semaines en temps normal. Les entrepreneurs et leurs avocats endurent le calvaire quand ils ont à traiter des actions urgentes. C'est le cas de cette société qui a entrepris des actions en justice contre des personnes morales et physiques à propos de chèques sans provision portant sur des montants importants allant de 4 à 5 MDH. «Les dossiers sont suspendus et les personnes concernées circulent toujours librement sans qu'elles soient inquiétées et elles peuvent même quitter le territoire», confie un conseiller juridique. Un autre expert juridique ne cache pas son inquiétude quant à l'issue d'une action en justice lancée par son client. «Nous avons un jugement du tribunal de première instance en notre faveur pour une somme de 3,5 MDH, mais l'affaire est en stand-by parce que le débiteur a fait appel et n'a pas pu régler auprès de la caisse du tribunal les honoraires de l'expert désigné par le magistrat et nous ferons les frais de ce retard puisque ladite société est en voie de liquidation» , explique-t-il. Les avocats figurent également parmi les grands perdants. «Certains sont en faillite parce que leurs honoraires ont été sérieusement affectés par ces mouvements de grève», s'alarme Abdeslam Bekioui, président de l'Association des barreaux du Maroc. Aujourd'hui, le Maroc compte 8 000 bureaux d'avocats qui emploient en moyenne 4 à 5 personnes. «Ce sont donc les emplois de 30 000 à 40 000 personnes qui sont menacés», prévient Me Bekioui. Ce sont essentiellement les avocats, petits et moyens, qui en subissent le coup. Quant aux grands cabinets, la plupart se débrouillent tant bien que mal pour trouver des solutions. Selon le ministère de la justice, les 94 jours de grève ont coûté 78,8 MDH de salaires pour des journées de travail non effectuées. Quant au manque à gagner sur les taxes et la quote-part de l'Etat sur les amendes relatives aux actions de justice perçues par les caisses des tribunaux, il est chiffré à plus de 200 MDH. Sans compter les pertes énormes afférentes au retard des dossiers qui obligent les services de la justice à «tout reprendre à zéro». Et, selon un responsable du ministère, «il faudra plusieurs années et plusieurs millions de DH». En résumé, personne n'est satisfait et, depuis 5 mois, le Maroc fonctionne sans justice… Où va-t-on ?