La gare Oulad Ziane, un des points noirs de Casablanca, en accueille une des concentrations les plus importantes. Ils s'improvisent cireurs, vendeurs de mouchoirs, de cigarettes au détail, ou transporteurs de bagages. Drames familiaux, agressions sexuelles, besoin de liberté, les causes de leur fugue sont nombreuses. Les associations tentent tant bien que mal de les aider à vivre autrement. Oulad Ziane : la gare routière la plus importante du pays. Plus de 800 autocars desservant l'ensemble du pays y transitent chaque jour. La gare est aussi un des points noirs de Casablanca et accueille une des concentrations les plus importantes des enfants de la rue. Rachid Ajidar est l'éducateur de rue en charge du bureau de Bayti, un local d'observation situé à l'intérieur même de l'arrondissement de la gare. A quarante ans, l'homme a accumulé une grande expérience dans le programme «Milieu ouvert» à Casablanca et principalement à la gare routière. «Il faut savoir qu'il y a toujours des retours et des sorties. Nous avons par contre constaté une plus grande féminisation du phénomène et quelques cas d'enfants subsahariens. La situation à la gare de Oulad Ziane est révélatrice puisque c'est ici que débarquent tous les enfants qui arrivent d'autres régions du pays», assure M. Ajidar. C'est aussi un endroit où ils peuvent trouver du travail. Ils s'improvisent cireurs, transporteurs de bagages, vendeurs de biscuits, de kleenex, de confiserie ou de cigarettes au détail. Cartographie du phénomène La gare Oulad Ziane n'est que le noyau central de la région d'El Fida. Les enfants squattent plusieurs endroits aux alentours de la gare : le stade Beggar juste en face, le cimetière Chouhada (un lieu réputé dangereux), l'école Mazraâ, fermée depuis les inondations qui ont touché Derb Soltane, ainsi que le jardin El Amal. Un peu plus loin, c'est le périmètre Mers Sultan avec son lot de squats : Sahat Sraghna, l'Hermitage, Bouchentouf, garage Allal, El Méchouar et marché Jmiâa. Bayti a réalisé une cartographie des principaux points noirs de la capitale économique. Il en ressort qu'en plus d'El Fida et de Mers Sultan, deux autres grandes zones sont également occupées : le centre-ville et l'Ancienne médina. On retrouve les enfants de la rue et autres SDF dans des endroits comme le jardin de Verdun, le jardin de la place Maréchal, derrière le tribunal, aux alentours du Marché central, tout le long de la rue du Prince Moulay Abdellah, les hôtels près du port de pêche, «Smatt» à l'entrée de l'Ancienne médina, à côté du poste de Bab Marrakech… On peut recenser d'autres zones de regroupement de jeunes notamment à côté du marché des fleurs, du Vélodrome, à côté du jardin Badr, derrière le lycée Lyautey et à Aïn Diab qui présente l'atout d'abriter une activité nocturne qui ne finit qu'à l'aube. Si vous passez à côté d'une résidence, d'une villa abandonnée ou d'une école publique fermée, soyez sûr qu'elle est squattée par des SDF dont font partie forcément des mineurs. «Je préfère rester près du Marché central. Je peux travailler comme porteur. A côté, il y a Derb Omar où je peux aider au transport des bagages», raconte Brahim, 16 ans, qui dort dans un squat près du cinéma Rialto. Toutes les zones noires sont intimement liées. «Un enfant de la rue, c'est un enfant qui a bien analysé son espace ambiant. Il installe des repères et crée certaines techniques de survie», analyse Abdou Odiany, coordinateur du Programme «Milieu ouvert» à Bayti. Là, il faut distinguer entre l'enfant qui a l'identité «rue», c'est-à-dire un enfant qui a un CV lourd dans la rue qui lui permet de maîtriser le groupe et un «bleu» sans expérience. «Un enfant qui a l'identité "rue" est passé par tous les centres sociaux de l'Etat. Il connaît les services proposés par les associations et la qualité de ces prestations. Il se déplace beaucoup donc il crée son propre circuit qui lui permet de trouver de quoi manger, de quoi se vêtir et de quoi acheter sa drogue», ajoute M. Ajidar. Ces enfants ne dorment pas la nuit. Ils la consacrent à la consommation de différents types de drogues : colle à sniffer, alcool, hachisch, maâjoun, karkoubi (psychotropes)… La colle leur donne une grande envie de manger. «C'est pour cela que les enfants s'adonnent à la mendicité. L'enfant peut même voler ou agresser. Il peut également se prostituer pour manger et acheter plus de colle à sniffer», souligne M. Ajidar. Pour passer la nuit, il n'y a pas mieux que la gare routière et son sous-sol avec ses quatre grands cafés dont le fameux «siniya» et ses onze mahlabas qui fonctionnent tous 24 h/24. A partir de 6 heures du matin, ces enfants à l'identité «rue» sont suffisamment épuisés pour dormir. C'est la ruée vers les squats. L'emprise des anciens sur les nouveaux venus… Et les planques cinq étoiles sont bien connues chez la communauté des chemkaras. La gare Oulad Ziane, la plus convoitée des kwanates (coins). Le critère pour le choix des planques n'est autre que la sécurité. Car la hantise des enfants de la rue, ce sont les prédateurs sexuels et les fiyyalas (voleurs dans le jargon des enfants de la rue). «Les enfants dorment parfois sur les toits des postes de police. Ils savent qu'il n'y a pas plus sûr que ces endroits-là», ironise M. Ajidar. Vers le milieu de l'après-midi, l'enfant à l'identité «rue» se réveille et commence sa journée à la recherche de la nourriture (kazana dans le jargon des SDF) et de la colle. Il fait la manche et exploite les nouveaux venus qui en retour jouissent de sa protection et profitent de son expérience. «C'est ce qu'on qualifie dans notre jargon de relation d'emprise. L'enfant ne peut plus quitter le groupe et doit montrer patte blanche au leader. Il est protégé par le chef, mais il est aussi, par conséquent, victime d'abus, y compris sexuels», lance M.Odiany. Hamza, aujourd'hui âgé de 17 ans, raconte : «Le premier jour a été très dur. J'étais content d'être dans la rue, mais je pensais continuellement à la nuit. Je passais les journées à mendier et je repérais les coins où je pouvais passer la nuit. J'ai commencé à sniffer la colle pour me débarrasser de cette angoisse, l'angoisse de lcap (NDLR : la nuit dans le jargon des enfants de la rue)». Et M. Ajidar d'expliquer que «les nouveaux venus passent la nuit dans les quelques cafés qui restent ouverts très tard, surtout dans les quartiers populaires où ils peuvent passer inaperçus». Mais qu'est-ce qui fait que la rue soit si fascinante pour ces enfants ? «La rue en 2010 n'a rien à voir avec celle par exemple de 1995, date de création de Bayti. Elle offre des choses que la famille ne peut pas donner à l'enfant. Il faut savoir que la majorité des enfants de la rue à Casablanca proviennent des quartiers périphériques de la ville et du monde rural et dont les familles sont très pauvres», analyse Abdou Odiany. Histoires d'enfants de la rue, histoires de destins brisés, de familles disloquées, de violences psychologiques et physiques. Histoires d'enfants dont la grande majorité a été victime d'abus sexuels par des SDF plus âgés ou par une clientèle spéciale formée de courtiers, de gardiens, de chauffeurs de taxis… Des enfants qui souffrent de l'absence du père ou de la mère à la suite d'un divorce et du remariage de l'un des parents. Des enfants qui ont préféré quitter la maison «parce que l'enfer de la maison était pire que celui de la rue», affirme Rachid, 14 ans, à la rue depuis deux ans. D'autres sont des enfants rejetés, fruit d'une relation illégitime. Les enfants de la rue ont une moyenne d'âge comprise entre 12 et 14 ans même si on a rencontré des enfants de 7 et 8 ans. Leur nombre est inconnu, ils se comptent sûrement par milliers. «Un enfant dans la rue, c'est un indicateur d'échec pour toute la société. C'est aussi le résultat du chômage des parents, de la pauvreté et d'un exode rural massif», explique M. Ajidar. Les filles des rues, ce sont principalement des petites bonnes qui se retrouvent livrées à leur sort ou des filles qui ont fui la maison pour cause de perte de viriginité…illégitime ! A la gare Oulad Ziane, les garçons sont exploités par les tenanciers des cafés et mahlabas. Ils travaillent toute une journée pour gagner entre 7 et 10 DH ou lavent les autocars pour la modique somme de 5 DH. Les filles s'adonnent à la prostitution. «Dans le café en fin d'après-midi, le gros de l'activité, c'est la prostitution à moins de 50 DH la passe», chuchote ce courtier, un ancien enfant de la rue. Les éducateurs et coordinateurs de Bayti ont compris une chose essentielle : il faut considérer la rue comme une «entreprise concurrente». Ce qui implique de la part du corps associatif, mais aussi et surtout de l'Etat, une offre persuasive permettant à l'enfant de sortir de l'enfer de la rue…