Depuis le 4 septembre, Brasseries du Maroc, l'unique fabricant local, ne peut écouler sa production sur le marché. A l'origine du blocage, un conflit commercial avec la société chargée du marquage fiscal nécessaire à la commercialisation. Le producteur conteste l'iniquité des tarifs, l'administration donne ses arguments. Les Marocains privés de bière ! Aussi saugrenu que cela puisse paraître dans un pays où la loi interdit la vente de boissons alcoolisées aux musulmans, la nouvelle a de quoi inquiéter : les Marocains sont de gros buveurs. Hormis la période de Ramadan, l'équivalent de près d'un million de bouteilles de 25 cl est consommé chaque jour, rien qu'en bière, à travers le réseau des débits de boissons, bars, restaurants, boîtes de nuit … C'est dire si la consommation de cette boisson fait partie du quotidien et profite à l'Etat qui encaisse notamment une taxe intérieure de consommation (TIC) conséquente. Et pourtant, à l'heure où nous mettions sous presse, la production locale, qui représente 97% de la consommation était toujours suspendue (depuis le 15 juillet) et le stock disponible, entre usine et commerce s'élevait à quelques jours seulement. «Il y a à peine de quoi couvrir les besoins d'ici le 20 septembre», affirme une source officieuse à Brasseries du Maroc. Boissons alcoolisées, sodas, eaux, tabacs…, le marquage fiscal généralisé depuis janvier 2010 La cause de cette pénurie à venir ? Un conflit commercial entre Brasseries du Maroc, l'unique producteur local et Sicpagss Morroco, société agissant pour le compte de l'Administration des douanes et impôts indirects et qui effectue le nécessaire marquage fiscal sur les bouteilles et canettes de bière. Faute de quoi, ces dernières ne peuvent être mises sur le marché. Depuis le 4 septembre, ce marquage ne se fait plus en raison du refus de Sicpagss de remettre en marche les machines devant apposer le tampon. Cette dernière argue du non-paiement par les Brasseries de la prestation de marquage effectuée en juin. Cette dernière conteste le prix et l'affaire est même aujourd'hui devant la justice. Tout commence en janvier 2010. Dans la foulée de la présentation de la nouvelle Loi de finances qui prévoit l'augmentation de la TIC sur les boissons gazeuses et alcoolisées, la généralisation d'une mesure prévue par la loi depuis 1977 déjà est mise en place. Le dahir 1-77-340 de l'époque instituait une obligation de marquage fiscal pour certaines boissons alcoolisées. Ce sera fait pour les vins en 1977 et pour les alcools forts à partir de 1996. En janvier 2010, le dahir de 1977 sera donc amendé et le marquage fiscal étendu aux limonades, aux eaux en bouteilles (minérales ou non), mais également au tabac. L'objectif pour l'Etat est triple : primo, assurer la traçabilité des produits, secundo lutter contre la contrebande et tertio, s'assurer de la véracité des quantités écoulées par les producteurs pour ne pas avoir un manque à gagner en taxes. La mesure n'est pas propre au Maroc, elle est généralisée à l'international pour les produits «sensibles» comme les alcools et tabacs. «Des benchmark effectués à l'international ont prouvé que l'instauration d'un tel marquage pour ces produits générait une hausse des recettes générées par la TIC comprise entre 10 et 20%», confie-t-on au ministère des finances. C'est dire si le manque à gagner est de taille. Un calendrier d'application différent selon les produits… Si la généralisation du marquage fiscal est intervenue en début d'année, son application, elle, prendra plusieurs mois. Il fallait d'abord trouver un prestataire agréé. A l'issue d'un appel d'offres international, c'est la société suisse Sicpa qui remporte le marché. Cette dernière n'est pas inconnue dans le domaine de la sécurité. Leader mondial en matière d'encres de sécurité et de solutions pour l'authentification des billets de banque, elle est aussi un gros fournisseur de systèmes de suivi sécurisé et de traçabilité opérant dans les cinq continents. A fin février donc, Sicpa remporte, pour une durée de dix ans, le marché comprenant, selon son communiqué daté du 26 du même mois, l'implémentation, la maintenance, la réparation et l'assistance technique pour tous les modules du système. En contrepartie, elle encaissera auprès des producteurs des frais de marquage. A fin avril, le système est prêt et les essais de matériel chez les producteurs sont finalisés. Pour une montée en cadence progressive mais également pour permettre aux producteurs d'écouler les stocks déjà produits et non marqués, il a été décidé que le marquage se fasse à partir du mois de mai, pour les bières, de juillet pour les eaux et limonades et à compter de janvier 2011 pour les tabacs. En fin de compte, et à la demande de Brasseries du Maroc, le délai du marquage pour les bières sera reporté d'un mois. Restait à fixer les honoraires du prestataire. Or, c'est là que le bât blesse. Les tarifs du marquage fiscal, indépendamment du contenant (paquet, bouteille ou canette) et du volume, ont été fixés différemment selon qu'il s'agisse de bière, de soda, d'eau ou de tabac. Qui a fixé ces prix ? Selon le cahier des charges du contrat signé avec l'administration, c'est le prestataire qui doit les fixer, mais ils sont soumis toutefois à l'accord de l'administration délégante, en l'occurrence celle des Douanes et impôts indirects. Auprès de cette dernière, la direction générale, jointe par nos soins, dans la matinée du mardi 14 septembre, tout en reconnaissant l'existence d'un conflit entre Brasseries du Maroc et la filiale de Sicpa, s'est refusée à tout commentaire en indiquant qu'elle communiquerait publiquement sur l'affaire au moment voulu. Les recoupements effectués par La Vie éco, auprès des fabricants de boissons, confirmés par le ministère des finances, ont effectivement démontré de larges écarts : 1centime pour l'eau, 3 centimes pour les sodas, 20 centimes pour les bières, 1,30 DH pour les vins, 2,40 DH pour les alcools forts, 50 centimes pour le tabac. Une péréquation pour ne pas impacter le coût de l'eau et du soda C'est justement cette iniquité qui est contestée par les Brasseries du Maroc qui oppose un argument qui ne manque pas de logique : pourquoi faire payer plus les uns et pas les autres, le marquage n'étant pas une taxe, étant le même pour tous les produits, indépendant du volume ou de la nature du contenant ? Une question d'autant plus légitime que les recettes de ce marquage ne vont pas à l'Etat mais servent intégralement à payer les prestations de Sicpagss ! Si les Douanes n'ont pas encore fourni d'explication, auprès des finances on oppose un argument tout aussi logique : «La question des tarifs a bel et bien fait l'objet d'une validation par l'administration. La différence est due à un système de péréquation. Ce que paient les fabricants de limonades et eaux est de loin inférieur au coût de revient du marquage car la prestation fournie n'est pas seulement une fourniture de machines. Il y a, derrière l'outil, un système d'information en temps réel, des bases de données qui doivent être gérées et la mobilisation d'une équipe qui peut intervenir partout au Maroc dans des délais très courts en cas de panne. Or, appliquer la vérité des coûts reviendrait à pénaliser le consommateur de ces produits sociaux, puisque les fabricants répercuteraient la hausse sur la consommation finale. C'est ce qui explique que les boissons alcoolisées, produits non sociaux, supportent des tarifs plus élevées. De plus, ces tarifs ont été communiqués aux opérateurs avant même que le marquage ne commence». De ce point de vue-là, l'administration développe un raisonnement cohérent. Une logique qui dans tous les cas ne convainc pas la société Brasseries du Maroc. Si les fabricants d'autres produits soumis à marquage ont joué le jeu, le producteur de bière, lui, a refusé de payer l'intégralité de la facture au titre du marquage du mois de juin 2010 et a adressé à Sicpagss un chèque basé sur les tarifs appliqués aux eaux en bouteille, soit 1 centime par marquage. Les chaînes de production de la bière étant en arrêt depuis le 15 juillet en raison de Ramadan, c'est samedi 4 septembre, à la reprise prévue de l'activité, que Brasseries du Maroc s'est vu opposer une fin de non-recevoir de la part du marqueur, pour le redémarrage de ses machines. Lundi 6 septembre, le brasseur décidait de saisir le juge des référés pour avoir gain de cause contre Sicpagss. A l'heure où nous mettions sous presse, mercredi 15 septembre, il ne pouvait toujours pas mettre en vente ses bouteilles…