Européens, principalement français, Marocains du monde ou autochtones, musulmans et juifs, les victimes des spoliations immobilières se comptent par milliers. Leurs biens au Maroc ont été spoliés par des moyens qui font souvent dans le sordide et parfois même dans le morbide. Les affaires de spoliations immobilières au Maroc continuent de hanter les juridictions. De nombreuses sources estiment leur nombre à 1.800. Des milieux associatifs portent ce nombre à près de 4.000. A elle seule, la typologie des victimes renseigne sur l'ampleur du phénomène. Ces victimes subissent l'acharnement d'un nombre impressionnant de complicités au sein des sphères juridiques, judiciaires, administratives... sans compter l'implication de cercles mafieux avérés. Des prête-noms, des repris de justice, mais aussi des notaires, des responsables de Conservations foncières, des fonctionnaires, des préposés aux légalisations de signatures, des auxiliaires de justice sont impliqués dans ces escroqueries et nombre d'entre eux ont été condamnés par les tribunaux. «La plupart du temps, les escroqueries sont illustrées et accompagnées de faux actes notariés, de dissonances évidentes sur le prix de vente d'un bien, ou parfois même par l'absence totale de toute trace de transaction, une fausse immatriculation de titre foncier, et ce, bien sûr, avec la complicité de notaires ou de fonctionnaires dans les Conservations foncières ou les tribunaux», explique Stéphane Vabre, président de l'Association pour le droit et la justice au Maroc (ADJM) qui a été créée en 2013 et dont le Pr Michel Rousset, l'un des principaux rédacteurs de la Constitution du Royaume, fut nommé président d'honneur. Le phénomène a pris une telle ampleur qu'en décembre 2016, le Roi dut à cet égard adresser une vigoureuse lettre au ministre de la Justice. «[La spoliation immobilière], phénomène dangereux, sévit de façon spectaculaire et nécessite une réponse rapide et ferme afin d'éviter ses répercussions négatives sur l'état et l'efficacité de la loi dans le maintien des droits», indique un extrait de la lettre du Roi Mohammed VI au ministre de la Justice. Force est de constater que le rouleau compresseur de la spoliation immobilière n'a épargné ni veuves, ni orphelins, ni ceux qui sont morts sans avoir retrouvé leurs biens. Il existe même de sérieux soupçons autour de morts suspectes de certaines victimes. La lettre royale au ministre de la Justice de l'époque exprimait donc un ras-le-bol général évident. Sept ans et deux lois plus tard, rien de notable n'a vraiment changé. Certes, la loi 69-16 enterre à jamais les procurations établies sous-seing privé et limite ainsi le faux et usage de faux en signatures. Certes, les magistrats semblent mieux sensibilisés à la problématique de la spoliation immobilière après les scandales retentissants relatés par les médias nationaux et internationaux. Mais les mafias spoliatrices ne sont pas près de lâcher prise. Avec les complicités diverses et variées au sein même de la sphère judiciaire, parfois à des niveaux insoupçonnés, les spoliateurs multiplient les artifices procéduriers, paralysent l'exécution des jugements et n'hésitent pas à recourir jusqu'aux menaces de mort. Me Messaoud Leghlimi qui représente une vingtaine de spoliés affirme: «Je reçois tous les jours des intimidations et des menaces, mais je compte aller jusqu'au bout, coûte que coûte, pour faire valoir le droit des victimes». Ici, le mot «mafia» n'est guère superflu. En effet, «il est assez curieux de constater que des noms reviennent dans plusieurs dossiers», remarque l'une des victimes, Fayçal Kimia. A la multiplication des stratagèmes procéduriers, s'ajoute l'inadéquation des lois dont certaines datent du début du siècle dernier. Même dans la production juridique récente, on a vu la jurisprudence changer brutalement en 2007 puis davantage en 2013. Le juge va s'intéresser plutôt à «la bonne foi» du détenteur d'un bien, même si cette détention repose à l'origine sur un faux. Ainsi en est-il de la chaîne de prête-noms couramment mise en branle par les spoliateurs : «Exemple des ventes successives : grâce à diverses complicités, X commet un faux pour s'approprier un bien. Il le revend à Y qui le cède à son tour à Z. Un dernier acquéreur rachète le bien en ignorant qu'il a été spolié à l'origine. Il pourrait alors se prévaloir de sa «bonne foi» (...) Même prouvé, le faux et usage de faux ne produit aucun effet sur «l'acquéreur de bonne foi», puisque ce dernier «ignorait l'illégalité de l'acte commis par son (ses) prédécesseur(s)» (Arrêté de la Cour de cassation N°277 du 28 novembre 2007, confirmé et conforté par la jurisprudence du 20 mars 2013). Même les lois 69-16 et 39-08, les dernières en la matière, ne semblent nullement efficaces aux yeux des défenseurs des victimes. La 39-08 tombe dans l'absurdité lorsqu'elle stipule qu'au cas où la propriété est transférée à une tierce personne par un acte falsifié, le véritable propriétaire n'a que 4 ans pour dénoncer l'opération, sinon il perd son bien ! La spoliation immobilière est non seulement un délit particulièrement toxique pour le climat des affaires dans notre pays, mais également un défi intolérable de l'Etat de droit. Le droit de propriété est le principe de base du vivre-ensemble qui a permis l'émergence du mariage, puis la famille, ensuite la tribu et, enfin, l'Etat. S'il est altéré, c'est la pérennité et la sécurité de la nation qui en pâtissent.