Né en 1958, le cinéma marocain vient de franchir le cap de la cinquantaine. Fêté brièvement au dernier Festival international du film de Marrakech, cet anniversaire sera célébré somptueusement au prochain Festival national du film (du 13 au 20 décembre, à Tanger). L'occasion pour nous de jeter un regard non complaisant sur le parcours d'un cinéma qui, faute de bons scénaristes, n'a pu, pour l'instant, déployer toutes ses capacités. Avec un énorme retard, le cinéma marocain s'est enfin décidé à naître, en 1958. Soit soixante-douze ans après que les frères Lumière ont tourné au pays leur premier documentaire et quatorze ans après la création du Centre cinématographique marocain. C'est Mohamed Ousfour qui s'est le premier jeté à l'eau, en troussant une oeuvre aussi naïve que mal cousue. Le seulmérite du Fils maudit est d'avoir ouvert le bal. L'exemple n'a été suivi que huit ans plus tard par le duo Mohamed Ben Abdelwahed Tazi – Nino Zanchin, auteur d'une Route du kif peu planante.En 1968, deux films sont sortis coup sur coup,Vaincre pour vivre et Quand mûrissent les dattes, oeuvres des tandems Mohamed Ben Abdelwahed Tazi – Ahmed Mesnaoui et Abdelaziz Ramdani – Larbi Bennani. Quatre productions en une décennie, on ne peut pas dire que le cinémamarocain a démarré en trombe. Un démarrage laborieux Soleil de printemps de Latif Lahlou fut de bon augure pour le cinéma marocain, car il fut suivi d'une embellie, avec dix-sept films, pendant la période allant de 1969 à 1979. Mais le meilleur était à venir. De 1980 à 1990, le nombre de sorties atteignit 36. Une relative abondance due à l'instauration du Fonds de soutien à la production cinématographique. De 2 290 000 DH, en 1980, le montant versé par le fonds passa à 2 530 000 en 1984, pour culminer en 1990 avec 4 950 000. L'aide restait cependant très insuffisante. Variant entre 300 000 et 2 500 000DH, elle ne permettait pas à ses bénéficiaires d'améliorer l'ordinaire. Le regretté Mohamed Reggab assurait qu'il aurait volontiers renoncé aux 300 000 DH reçus pour son film, s'il avait pu deviner que Le coiffeur du quartier des pauvres allait lui coûter 750 000 DH. Pourtant, cette aide suscita bien des convoitises et des vocations impromptues. Beaucoup d'étrangers à la profession s'improvisaient cinéastes, usaient de la somme obtenue comme si elle était la leur et livraient des copies lamentables.Toujours est-il que le fonds de soutien insuffla une vigueur nouvelle à la production. De 1991 à 2001, 49 films furent tournés. Mais le gâchis était tel que le ministère de tutelle dut ymettre le holà, en substituant l'avance sur recettes à l'aide à la création cinématographique qui, non contrôlée, donnait lieu à quelques abus. «Tout producteur d'un film ayant bénéficié de l'avance sur recettes est tenu de verser, au compte du Fonds d'aide, la part revenant à ce fonds sur chaque recette réalisée lors de la commercialisation dudit film», stipule l'arrêtéministériel fixant les modalités de l'avance sur recettes. Avec sa cagnotte annuelle de 60 MDH, celle-ci avait de quoi séduire les producteurs.En six ans (2002- 2008), pas moins de 60 films virent le jour. Réconfortant. Reste qu'en dépit du soleil apporté par l'avance sur recettes, la quantité de films n'a pas encore dépassé le cap des 200 oeuvres. En cinquante ans. Dans son Guide des réalisateurs marocains (2e édition, 2006), Khalid El Khodari commente ainsi l'éclosion incessante de réalisateurs : «La liste est toujours ouverte,puisque leur nombre ne cesse d'augmenter et suscite même des interrogations, vu le caractère réduit de la production cinématographique. Nous pouvons affirmer aujourd'hui que le nombre des réalisateurs dépasse celui des films produits». De fait, chaque décennie apporte son lot de nouvelles têtes. C'est ainsi qu'après le règne sans partage deMohamed Ben AbdelwahedTazi, à la naissance du cinémamarocain, sont arrivés les Souheil Benbarka, Mostafa Derkaoui, Abdellah Mesbahi, Jillali Ferhati, Nabyl Lahlou… Ils furent, à leur tour, bousculés par de nouveaux arrivants:Moumen Smihi,AhmedYachfine, Farida Bourquia, Farida Benlyazid, Hakim Noury,Hassan Benjelloun,Mohamed AbderrahmaneTazi, Saâd Chraïbi…Autant de cinéastes qui tinrent la route malgré l'incursion de jeunes loups tels, entre autres,Mohamed Ismaïl, Nabil Ayouch, Daoud Aoulad Syad, Jamal Belmajdoub,Omar Chraïbi ou Kamal Kamal. Le nombre de réalisateurs dépasse celui des films produits A ces nouveaux venus, il convient d'ajouter Fatima Jebli Ouazzani. Sa particularité est d'êtremigrante. Comme le sont Rachid Boutounes, Hicham Falah,Myriam Bakir, Faouzi Bensaïdi,Mohamed Ulad Mohand, Nour-Eddine Lakhmari,Hassan Legzouli, Ismaïl Ferroukhi, HassanAlaoui qui, avec leurs courts joyaux, illuminèrent le IVe Festival national du film, qui s'est tenu en 1995 à Tanger. On attendait la confirmation de leur talent par l'épreuve du long métrage. Ils mirent longtemps à s'y soumettre. Ce n'est qu'à partir de 2002 que certains d'entre eux entrèrent en scène. Il s'agit de Faouzi Bensaïdi (Mille mois),Hakim Belabbès (Les Fibres de l'âme), Hassan Legzouli (Tenja), Ismaïl Ferroukhi (Le Grand voyage) et Nour- Eddine Lakhmari (Le Regard). Jusqu'à cette date, les rangs des femmes cinéastes comptaient seulement Farida Bourquia et Farida Benlyazid. Depuis ils se sont sensiblement renforcés avec l'arrivée de Fatima Jebli Ouazzani (Dans la maison de mon père), Narjiss Nejjar (LesYeux secs),Yasmine Kassari (L'Enfant endormi),Laïla Marrakchi (Marock) et ZakiaTahiri (Number one). Quand on aborde le chapitre des genres de prédilection de nos cinéastes, on est frappé par une bizarrerie : souvent, ces derniers font appel à des chanteurs dans le casting, Abdelwahab Doukkali, Abdelhadi Belkhayat, Samira Bensaïd,Myriam Makeba,Mohamed El Hayani, Larbi Batma, Omar Sayed,Younes Megri…, mais rarement ils tournent des films musicaux. A l'exception de Taghounja de Abdou Achouba, Transes de Ahmed El Maânouni, Les Beaux jours de Sheherazade deMostafa Derkaoui, Les Larmes du regret de Hassan Moufti et La Symphonie marocaine de Kamal Kamal, il n'y a aucune oeuvre filmique à dominante musicale. La romance ne semble pas non plus la tasse de thé des cinéastes marocains. Le Feu vert de Abdellah Meshabi, Bamou de Driss Mrini ou Badis de Mohamed Abderrahmane Tazi sont les seuls à déroger à cette règle. Les comédies, si elles font un tabac, à en juger par les scores impressionnants enregistrés par A la recherche du mari de ma femme de Mohamed AbderrahmaneTazi ou Elle est diabétique…de Hakim Noury, sont en portion congrue. De même les films qui puisent leur inspiration dans l'histoire. J'écrirai ton nom sur le sable, qui retrace 60 ans de l'histoire marocaine, L'Ame qui brait, hymne à la résistance marocaine contre l'occupant français et Les Cavaliers de la guerre, récit des exploits du prince saâdien Abdelmalek, demeurent des enfants uniques. Genre favori, le drame ; thème privilégié, la condition féminine En compensation, la cinématographie marocaine est bien achalandée en drames. Lesquels sont inspirés du réel, que les cinéastes se font un devoir de prendre en compte pour en décrier les vicissitudes. C'est ainsi que toutes les plaies de la société se trouvent étalées : la tribalisation (Quand mûrissent les dattes de Abdelaziz Ramdani et Larbi Bennani); le conflit des générations (Wechma de Hamid Bennani); la corruption (La Guerre du pétrole n'aura pas lieu de Souheil Benbarka); l'exode rural (Les Cendres du clos, oeuvre collective); le fondamentalisme religieux (Où cachez- vous le soleil ? de AbdellahMesbahi); le racisme (Amok de Souheil Benbarka) ; la déshumanisation dans les prisons (Des Pas dans le brouillard de Hamid Bencherif). Ainsi que la drogue, l'exploitation de l'homme par l'homme, la tyrannie politique ou l'émigration clandestine. Reste que le thème le plus cher au coeur des cinéastes est la condition féminine. De Mohamed Ben AbdelwahedTazi (Amina) et MohamedAbdelouakar (Hadda) à Narjiss Nejjar (Les Yeux secs) et Yasmine Kassari (L'Enfant endormi), en passant par Fatima Jebli Ouazzani (Dans la maison de mon père) et HakimNoury (Destin de femme), ils sont nombreux à se faire procureurs des sexistes et avocats de la cause féminine.Mais on ne fait pas de cinéma uniquement avec de bons sentiments. Au terme de cinquante ans d'exercice, le cinéma présente un bilan qualitatif affligeant : aucun chef-d'oeuvre, une vingtaine de films d'honnête facture, des tombereaux de navetons propres à faire les beaux jours d'un immense potager. C'est moins la compétence des cinéastes qui est en cause que leur tendance à se démultiplier, accomplissant, de ce fait, des tâches auxquelles ils ne sont pas habilités. Particulièrement celle de scénariste. Effet fatal :malgré des idées de départ souvent bonnes et pertinentes, parfois audacieuses, les films vont droit dans le mur. A la décharge des cinéastes, la rareté de scénaristes dignes de ce nom. Certains ont pris leur retraite, d'autres, comme Nour-Eddine Saïl, installé aux commandes du CCM, ou Farida Benlyazid, convertie à la réalisation, ont dû renoncer à leur carrière scénaristique. Il ne reste plus que l'écrivain Youssef Fadel, qui ne peut être à la fois au four et au moulin. Ce n'est qu'en s'efforçant de combler cette grave lacune que le cinéma pourra connaître son printemps. Pour l'heure, en dépit d'un certain confort, il ressemble à un arbre qui a perdu ses feuilles.