Des étudiantes de la Faculté des sciences humaines de Ain Chock sondent des femmes dans les localités de Bir Jdid, Ait Ourir, Had Hrara. Le coût économique global de la violence en milieu urbain est de 72%, contre 28% au milieu rural, selon le HCP. Certaines d'entre elles estiment qu'il vaut mieux se défendre soi-même. Douar Jbara, Bir Jdid. Samedi 28 novembre. Trois étudiantes de la Faculté des lettres et des sciences humaines de Ain Chock à Casablanca ont donné rendez-vous à un groupe de six femmes âgées entre 20 et 85 ans. Rencontre organisée dans le cadre de leurs travaux de recherche d'un mémoire de fin d'études portant sur «la violence à l'égard des femmes : les Marocaines connaissent-elles leurs droits ?». La rencontre a été programmée, et ce n'est pas un hasard, au cours des deux semaines de la 18e campagne marocaine de lutte contre la violence à l'égard des femmes lancée le 25 novembre et qui prendra fin le 10 décembre. «Nous voulions mettre ces femmes dans le factuel et dans la conjoncture de la campagne afin de mieux sonder leurs avis et d'évaluer d'une part leur niveau de connaissance des lois et d'autre part leur niveau d'intégration et d'adhésion à cette campagne», expliquent les étudiantes. Deux autres rencontres sont prévues au cours du mois de décembre à Ait Ourir et à Had Hrara dans la région de Safi. Les étudiantes n'ont pas élaboré un questionnaire mais ont, soulignent-elles, retenu cinq axes autour desquels elles comptent mener des discussions à bâtons rompus avec les femmes. «Nous avons opté pour cette méthodologie afin de les mettre à l'aise parce qu'en réalité elles n'ont pas l'habitude de s'exprimer en dehors de leur entourage proche». Avant d'entamer la discussion, les trois étudiantes se lancent dans la présentation de leur étude et des objectifs de la campagne nationale notamment l'éradication du phénomène de la violence à l'égard des femmes en soulignant que celle-ci ne relève non pas seulement des textes de lois mais aussi des changements de mentalités et de l'attitude des femmes elles-mêmes quels que soient leurs âges, leurs origines et leur niveau d'instruction. Un lourd et long silence a suivi la présentation des étudiantes. Les femmes se regardent, quelques unes parlent entre elles à voix basse pour se concerter peut-être ?… Et l'une d'entre elles, maîtresse d'école, se décide à prendre la parole pour expliquer que «l'initiative de venir parler de ce sujet est très positive, mais elle n'est que ponctuelle, à l'occasion d'une campagne, or les femmes d'ici doivent être accompagnées durablement pour faire face à divers problèmes quotidiens et en particulier celui de la violence. Il faut sortir du cadre des études officielles et des statistiques pour se pencher sur le vécu et sur l'incapacité des femmes, instruites ou pas, à se défendre face aux parents, face aux époux, face aux enfants et face à la vie de façon générale!». Et pour que les langues se délient en encourageant les femmes à s'exprimer, les trois étudiantes rappellent le contenu de la loi 103-13 adoptée en février 2018. «La nouvelle loi considère comme des crimes certaines formes de violence familiale, instaure des mesures de prévention et fournit des protections nouvelles aux victimes. Elle oblige celles-ci à engager des poursuites pénales pour obtenir une protection». «Ce n'est pas la loi qui va me défendre, il faut se faire justice soi-même...» Sur les six femmes présentes à la réunion, quatre ont entendu parler de la loi. «J'ai vu un reportage à la télévision, je ne connais pas les détails, mais j'ai entendu des femmes dire qu'il est difficile de faire appliquer cette loi. Il faut des témoins, il faut de l'argent et beaucoup d'allers-retours pour faire valoir ses droits», dit la plus jeune des femmes. Elle a 20 ans, femme au foyer, mariée et a deux enfants. Elle confie avoir été battue, à plusieurs reprises, par son époux au début de leur mariage : «maintenant, il n'ose plus me toucher ! Ce n'est pas parce qu'il y a la nouvelle loi, non ! C'est parce qu'un jour, je lui ai rendu ses coups. Je l'ai frappé avec une louche métallique, ce qui lui a valu une dizaine de points de suture !». Pour cette jeune femme, il faut se faire justice soi-même «et non pas attendre les démarches administratives qui vont prendre beaucoup de temps !». Pour la doyenne de ces femmes, âgée de 83 ans, «il faut se faire justice soi-même. De mon temps, la violence était courante et elle était acceptée. Toutes les raisons étaient bonnes pour donner une raclée à l'épouse et aux enfants aussi. Parce que les repas ne sont pas prêts, parce que la femme a haussé le ton, parce qu'elle a mal reçu la belle-mère, parce qu'elle refuse de vivre chez les beaux-parents, etc.». La vieille femme raconte avoir été frappée durant de longues années sans jamais réagir. «J'attendais le moment opportun, et le jour où j'ai marié ma plus jeune fille, j'ai chassé mon mari de la maison. La famille est intervenue, je n'ai rien voulu savoir et je lui ai rappelé son comportement violent et son manque de respect. Aujourd'hui, il vit chez sa sœur, on ne se voit pas, nous n'avons pas divorcé mais je l'ai complètement effacé de ma vie. Mes enfants n'ont pas compris mais je leur ai expliqué l'enfer que je vivais depuis de longues années au cours desquelles j'ai été battue aussi par sa mère et ses sœurs. Quelle loi va aujourd'hui compenser cette douleur ? Pour moi, les jeunes femmes d'aujourd'hui doivent être autonomes et fermes. Il faut qu'elles se défendent parce que pour moi, la loi contre la violence ne sert à rien». La violence a un coût psychologique et un coût économique... La vieille dame rejette radicalement donc la législation contre la violence à l'égard des femmes. Deux autres femmes quinquagénaires partagent sa position. «La femme a plusieurs vies et durant ces diverses étapes elle est confrontée à la violence provenant tout d'abord du père ou du grand frère qui, dès sa puberté, la placent sous haute surveillance. Certains n'hésiteront pas à lui faire quitter l'école. La violence, elle l'a subie ensuite lorsqu'on décide de la marier précocement à un cousin, un voisin ou quelqu'un qu'elle n'a jamais vu. Le mariage, dans de nombreux cas, ne change pas sa vie de manière positive comme on le lui aurait expliqué. Au contraire elle devient exposée à un plus grand risque d'être violentée et par l'époux et par sa famille. Déjà, vivre sous le même toit que la belle-famille et ne pas avoir son propre espace privé est une violence en soi. Que peut la loi contre cette situation ?». Et de poursuivre : «Est-ce que la loi a protégé les femmes pendant le confinement lorsque les femmes ont perdu leur travail et leurs revenus, et lorsqu'elles ont été maltraitées par les maris et parfois même par leurs propres enfants ?». Et elles souligneront aux étudiantes : «ce n'est pas pour vous décourager. Votre travail est une bonne chose pour vos études et votre carrière, mais concrètement cela ne va rien changer, comme la loi elle-même, au quotidien des femmes. La loi est là, mais on ne sait pas à qui s'adresser. Et même lorsque l'on s'adresse aux autorités, le processus est long, nécessite de l'argent et ne protège pas à 100%». Enfin un troisième son de cloche, plus modéré celui-ci, est donné par une jeune femme de 35 ans : «La violence a toujours existé et existe encore parce que c'est dans les mentalités des personnes. Aussi bien des hommes qui estiment que c'est une preuve de leur virilité, que des femmes qui l'acceptent parce qu'une femme résiliente protège son foyer et sa famille. Mais, il faut dire à ces femmes que la loi aujourd'hui est là pour les protéger. Il faut avoir confiance et ne pas hésiter à y recourir malgré toutes les difficultés qui existent. C'est important car la violence s'est aggravée, il faut écouter la radio et la télévision !». De cette réunion, les étudiantes retiennent que sur les six femmes présentes quatre avouent ne pas connaître les dispositions de la loi et deux soulignent que «la loi ne facilite pas l'accès aux autorités judiciaires et policières pour porter plainte et ne facilite pas non plus l'accès à l'aide des assistantes sociales et des centres d'écoute». La méconnaissance du texte et les difficultés à se faire entendre démontrent l'importance de l'actuelle campagne et d'une mobilisation continue pour l'éradication de la violence contre les femmes. Selon les dernières statistiques du Haut-Commissariat au Plan (HCP) «une femme sur quatre victime de violence conjugale et une femme sur dix de violence sexuelle ont souffert de blessures et/ou de problèmes psychologiques suite à l'incident de violence le plus grave vécu au cours des douze derniers mois». Les conséquences psychologiques les plus courantes sont des sentiments de nervosité, de frustration et d'anxiété (24% de cas de violence physique et 18% de cas de violence sexuelle). Par ailleurs, les victimes de violence ont également souffert de troubles du sommeil et d'une fatigue permanente. Aussi le HCP souligne que les victimes de violence ont dû supporter durant les douze mois précédents des coûts directs et indirects estimés à 2,85 milliards de dirhams (MMDH). Le coût économique global de la violence en milieu urbain est de 72%, contre 28% au milieu rural. On retiendra également que le coût moyen supporté par les victimes citadines est de 1.000 DH/victime contre 862 DH/victime dans le milieu rural.