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Femmes battues : protégées par la loi… ignorées par la société
Publié dans La Vie éco le 20 - 05 - 2005

Alors que la Moudawana et le Code pénal ont subi de profonds changements, la violence à l'égard des femmes continue de sévir.
Les moeurs culturelles maintiennent la chape de plomb. Beaucoup de femmes, pour sauver leur foyer, passent sous silence les coups et blessures.
Dans la plupart des cas, les femmes battues sont également expulsées du domicile conjugal et privées de la pension alimentaire.
Une opération de sensibilisation nationale a été lancée.
«Stop aux violences contre les femmes ! Pourquoi se taire quand la loi vous protège ?». En choisissant ce mot d'ordre, l'Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM) tire la sonnette d'alarme à l'attention des femmes. La très active association vient d'engager une large campagne de communication autour des lois protégeant les femmes contre la violence conjugale, dûment adoptées mais insuffisamment appliquées. En tête de ces lois, les nouveaux codes du travail et de la famille et le code pénal révisé.
«Nous avons sciemment mis en exergue l'accroche «Stop à la violence !», explique Rabia Naciri, présidente de l'ADFM, pour dire que les femmes continuent de subir une sourde violence du seul fait de la non-application de lois favorables pour elles». Entamée le 2 mai, la campagne se poursuivra jusqu'à la fin du mois. Elle est axée sur six thèmes : la violence conjugale, l'expulsion du domicile conjugal, la dissolution du mariage, la discrimination au travail, le harcèlement sexuel et la tutelle matrimoniale. Les quatre premiers font l'objet de spots télévisés sur les deux chaînes nationales. Parallèlement, des annonces sont diffusées à la radio en arabe dialectal, et par voie de presse écrite en arabe et en français. Coût de l'opération : 170 000 euros (1,9 MDH) financés par l'ambassade de Hollande.
Pour les associations des droits de la femme, et particulièrement l'ADFM , le combat est loin d'être épuisé. En effet, pour les six thèmes cités, des changements juridiques très avancés ont été opérés. Mais les violences conjugales continuent de plus belle, dénonce-t-on, alors que l'article 404 du code pénal révisé aggrave les sanctions pour coups et blessures infligés entre conjoints. Les discriminations à l'égard des femmes se poursuivent, alors que l'article 9 du nouveau code du travail interdit toute discrimination fondée sur la race, la couleur et le sexe. L'expulsion de la femme du domicile conjugal continue d'être un acte courant, alors même que le nouveau code de la famille, dans ses articles 85 et 168, garantit une pension alimentaire et un logement décent pour la femme divorcée ayant la garde des enfants.
L'Etat a failli à sa mission de communication sur les nouvelles lois
De même, le nouveau code de la famille a institué deux types de dissolution du mariage, le chiqaq (désunion) et le divorce consensuel, qui permettent à la femme, équitablement avec l'homme, de demander le divorce. «Or, plus d'une année après l'entrée en vigueur du nouveau code, ils ne sont que rarement appliqués par les juges et les femmes ignorent jusqu'à leur existence. Pourquoi, dans ce cas, voter des lois si elles restent lettre morte ?», s'insurge Mme Naciri.
Les associations des droits de la femme partagent toutes ce sentiment : en dehors de quelques conférences et séminaires, dans une langue rébarbative, l'Etat a failli à sa mission de communication sur des lois novatrices. Par cette campagne, l'ADFM, dit sa présidente, veut montrer aux pouvoirs publics que les choses ne bougent pas. «Par rapport au dispositif juridique novateur, nous avons constaté que l'évolution est très lente sur le plan pratique. Les écoutes auxquelles nous procédons et les plaintes que nous recevons quotidiennement montrent que les femmes sont loin d'être au courant que quelque chose de fondamental a changé : leur statut juridique. Nous menons cette campagne moins pour expliquer les dispositions des nouvelles lois que pour attirer l'attention des femmes sur l'existence de ces changements et les inciter à demander plus d'informations».
A terme, la campagne vise trois objectifs : d'abord remettre le sujet de la violence à l'égard des femmes sur la place publique, et convaincre les hommes et les femmes que la violence concerne tout le monde. Ensuite, la compréhension et le recours des femmes au droit. Enfin, combattre une tradition d'impunité culturelle et sociale en matière de violence contre les femmes. Que faut-il entendre par violence contre les femmes ? Il s'agit, comme explique un document libellé à l'occasion de la campagne, «de tous actes dirigés contre le sexe féminin, causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée».
La violence existe partout mais, au Maroc, elle est acceptée socialement
Le cas de Leïla est révélateur des résistances dans la société. Nous avons rencontré cette dernière au siège de SOS Annajda de Casablanca (créée par l'Union de l'action féminine – UAF), un des centres d'écoute et d'orientation juridique pour les femmes victimes de la violence. Leïla a vingt-sept ans. Elle nous raconte son histoire, sa fillette de 18 mois au dos et son garçon accroché à ses jupes. Son mari, menuisier de son état, a commencé à l'insulter, à l'humilier et à la battre le jour où son projet de partir en Italie a capoté. Sous l'effet de l'alcool et de la drogue, les coups sont devenus plus fréquents et plus violents. La mère du mari, qui partage le logis du couple à Mohammédia, touchée elle aussi par cette violence, finit par porter plainte. Verdict : un an de prison ferme. Attendrie et refusant de laisser son mari affronter seul son triste sort, Leïla lui rend visite et lui apporte le panier. La mère ne l'entend pas de cette oreille : elle met sa bru et ses enfants à la porte. Leïla loue alors une chambre sur la terrasse d'un immeuble et, pour nourrir ses deux enfants, se convertit au seul métier qui n'exige aucune qualification : la mendicité. Voilà le mari qui sort de prison. Il rejoint sa femme dans sa mansarde. La lune de miel ne dure que quelques jours. Un jour, il expulse son épouse, loue une camionnette et s'empare des «biens» de sa femme pour aller vivre avec sa mère.
Me Aïcha Lakhmas, directrice du centre, qui nous reçoit dans son bureau au Centre Annajda, nous explique que dans beaucoup de cas, «la femme est en même temps battue physiquement, violée sexuellement, expulsée du domicile conjugal, privée de la pension alimentaire. Généralement, elle se plaint au moins de trois types de sévices». Combien de femmes reçoivent-ils par jour ? «Parfois jusqu'à cinquante, et le travail d'écoute et de conseil peut se prolonger jusqu'à 23 heures. Un travail qui dépasse largement les capacités d'une ONG», répond Me Lakhmas. Il convient de signaler que ce centre est mieux loti que d'autres : quatre avocates, une assistante sociale et une psychiatre (qui vient une fois par semaine).
Le Dr Amina Tilane, psychiatre du centre, nous révèle, quant à elle, qu'une bonne partie des femmes qu'elle traite dans ce centre sont des femmes dont le mariage a duré plusieurs années, parfois plus de vingt ans. Elles sont toutes issues de milieux défavorisés. La consultation du psychiatre est faite à leur demande. Ces femmes sont toutes battues voire torturées. «L'agression physique du mari, raconte-t-elle, commence d'abord par une agressivité verbale, insultes et autres humiliations dégradantes. Le plus grave est que ces agressions physiques et ces humiliations ont lieu devant les enfants. En général, ces femmes, influencées par leurs familles, acceptent ces agressions pour essayer de sauver leur foyer, tout en espérant une amélioration du comportement du mari».
Combien sont-elles au Maroc ces femmes martyrisées par leur conjoint ? Difficile de connaître les chiffres au niveau national. D'abord, les centres d'écoute et d'orientation comme SOS Annajda ou le centre Nejma (créé par l'ADFM) ne sont pas nombreux. Ensuite, nous explique Me Lakhmas, «le travail des services de police, censé donner un éclairage, est entouré d'opacité».
La violence de l'époux à l'égard de sa femme est quasi universel. Une étude suisse, menée auprès d'un échantillon de 1 500 femmes dans tout le pays, établit que, au cours de sa vie, plus d'une femme sur cinq (21%) a subi une violence physique ou sexuelle dans le cadre d'une relation de couple. Certes, rétorque Mme Naciri, sauf qu'au Maroc, la violence contre la femme est acceptée socialement. Le résultat d'un sondage effectué en 2000 auprès d'un échantillon de 1 500 personnes, nous révèle-t-elle, est «effarant»: la majorité des sondés hommes, et même une partie des femmes, considèrent que la violence est une chose justifiée en cas de désobéissance de la femme à son époux. «La violence contre l'épouse revêt chez nous une forme de régulation des relations sociales et conjugales, et les pouvoirs publics, par l'impunité de fait qu'ils réservent aux auteurs des actes de violence, participent à cette acceptation de la violence. C'est toute la différence entre ce qui se passe au Maroc et les autres pays, des Etats de droit, où la loi est très sévère à l'égard des hommes violents. Dans ces pays, l'Etat joue à la fois un rôle de prévention et un rôle de protection». Encore que les textes juridiques marocains ont connu un aggiornamento remarquable, ces dernières années, de l'avis des défenseurs des droits de l'homme, dans le sens d'une aggravation des sanctions pénales en cas de violences conjugales ou de harcèlement. En attestent les deux articles 418 et 491 du code pénal punissant l'adultère. Ces articles ont connu une refonte qui répare une injustice à l'égard des femmes. Le meurtre, les coups et blessures bénéficient désormais de circonstances atténuantes s'ils sont commis par l'un des époux (et non plus par l'époux seul) sur la personne de l'autre en cas de flagrant délit d'adultère. L'article 491 mentionne dans sa nouvelle version que le ministère public peut engager d'office des poursuites contre l'un des époux, en cas d'adultère, lorsque l'autre partie est absente.
Pour mieux appréhender le phénomène, un réseau national des centres d'écoute des femmes victimes de violence, appelé réseau Anaruz («espoir» en amazigh), a été créé par l'ADFM, en avril 2004, avec le soutien du Fonds des populations des Nations Unies (UNFPA). Fort de ses 19 associations et centres d'écoute membres, le réseau travaille à la constitution d'une base de données uniformisée sur la violence à l'égard des femmes. Son objectif est d'enregistrer les plaintes au niveau d'un collecteur central qui trie et analyse les informations, mais aussi de créer un portail internet fédérateur sur la thématique de la violence qui sera opérationnel à partir de juillet prochain. Un travail qui permettra de donner une visibilité réelle de l'ampleur du phénomène de la violence à l'égard des femmes. «D'autant que la majorité des femmes qui viennent se plaindre cachent souvent le fait qu'elles sont battues, puisqu'elles considèrent cela normal, et ne révèlent que des plaintes sur la nafaqa (pension alimentaire), l'expulsion du domicile conjugal, l'absence du mari ou la polygamie. Elles ne parlent de coups encaissés qu'incidemment. Ce portail nous permettra de rassembler autant de données que possible pour briser le mur du silence sur le phénomène.» Ce réseau sera aussi un observatoire pour la mise en œuvre de la Moudawana et du Code pénal révisé, à travers un questionnaire soumis aux plaignantes.
Battue, son bébé dans les bras, alors qu'elle venait d'accoucher
«Ce qui est frappant chez les femmes battues, c'est qu'elles ne se défendent nullement. Pourquoi ? Par peur de recevoir encore plus de coups, car leurs maris, d'après ce qu'elles racontent, sont capables de tout. Pour protéger les enfants aussi. J'ai vu des cas de femmes carrément torturées, mains et pieds ligotés, traînées par terre et recevant des coups tellement violents qu'il en résulte des fractures. Je me rappelle le cas d'une femme qui venait d'accoucher, et qui fut battue par son mari alors qu'elle portait son bébé dans ses bras. Dans 50 % des cas de femmes battues, les enfants le sont aussi. Il m'est arrivé de voir ces enfants. Ils vivent une angoisse terrible, souffrent d'énurésie. Des enfants perturbés qui n'arrivent pas à se concentrer et à suivre leurs études alors qu'ils sont des élèves brillants. Plusieurs sont obnubilés par ce qu'ils vivent à la maison. Il y a chez eux une perte de confiance et de sécurité. Or, la famille est le seul lieu sécurisant pour l'enfant.
De quoi souffrent les femmes battues ? Elles souffrent en général d'un état dépressif, ont perdu le sommeil et tout goût à la vie. Des femmes désespérées. Elles souffrent de céphalées et d'un sentiment accentué d'infériorité par rapport aux autres, et d'un sentiment d'humiliation. Dépressives, il leur arrive de ne plus supporter leurs enfants. Une femme battue se retourne généralement contre son enfant et s'acharne sur lui puisqu'il est le fruit de cette union.
La campagne lancée par l'ADFM est axée sur six thèmes : violence conjugale, expulsion du domicile conjugal, dissolution du mariage, discrimination au travail, harcèlement sexuel et tutelle matrimoniale.


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