Associations et pouvoirs publics mènent une campagne contre la légitimation de la violence. L'accent est mis sur l'espace public, alors que dans l'espace privé, la violence semble plutôt acceptée. Le mouvement féministe, exaspéré, dénonce les insuffisances du projet de loi et l'absence d'une volonté politique... «Le transport est pour toutes et tous... Stop au harcèlement». C'est le thème de la campagne lancée à Casablanca le 25 novembre, Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, par l'association Tahadi et le centre Tahadi pour la citoyenneté à Derb Ghallef. Objectif : sensibiliser, durant 16 jours, les passants au harcèlement et aux violences que subissent les femmes marocaines. Durant ces deux semaines, des femmes se déplaçant dans les rues de Casablanca transmettront le message aux passants. Aussi seront distribués 20 000 tracts dans les bus, tramways, petits et grands taxis à Casablanca pour sensibiliser les personnes qui prennent des moyens de transport. Des rencontres sont également prévues dans les établissements scolaires pour les jeunes et aussi sont visées les femmes dans les cours d'alphabétisation. Par ailleurs, les membres de l'association Tahadi seront présents aux arrêts de bus et de taxis et 16 bus sont habillés par les affiches... Pour l'association, cette campagne est «une façon pour nous de tirer la sonnette d'alarme pour un changement qui va protéger les femmes marocaines contre ce phénomène de violence». Il est à rappeler que l'année dernière, le ministère de la famille, de la solidarité, de l'égalité et du développement social, avait aussi mené campagne contre la violence à l'égard des femmes dans l'espace public. Le choix était justifié par la recrudescence de la violence dans l'espace public. En effet, le ministère avait avancé une hausse de 53,7% depuis 2014. Et cette année, la quinzième campagne nationale de lutte contre la violence à l'égard des femmes qui se poursuivra jusqu'au 20 décembre, a pour thème «Tous contre la violence, dénoncez-la». Particularité de cette campagne : la participation, pour la première fois, des conseils élus et des sociétés de transport qui contribuent à travers l'affichage sur les bus, l'encadrement du personnel et le port de badges. Au lancement de cette campagne, Bassima Hakkaoui a souligné que la lutte contre ce fléau ne peut pas être menée selon une approche sectorielle, mais nécessite une cohésion entre toutes les initiatives gouvernementales et civiles et l'intensification des efforts des institutions concernées pour préserver la sûreté publique. La campagne constitue, selon Mme Hakkaoui, une occasion pour sensibiliser, encadrer et engager le dialogue sur la question de la violence à l'égard des femmes, pour diversifier les moyens d'encadrement et pour associer de nouveaux acteurs dans la lutte contre la violence. Mais cela est-il suffisant ou plus exactement est-il efficace pour lutter contre ce phénomène ? A cette question, le mouvement féministe répond négativement. Les associations féminines estiment «qu'il s'agit d'opérations ponctuelles à l'occasion de la Journée internationale contre la violence à l'égard des femmes. Alors que ce qu'il faut c'est une action permanente qui s'inscrit dans le temps. Il faut une volonté politique pour lutter contre la violence». Ces campagnes sont initiées en vue de renforcer le débat sur le phénomène de la violence faite aux femmes et d'assurer un espace public sans violence. Aujourd'hui, il est certain que l'espace public est hostile à la femme, mais, estiment les associations féminines, «la situation n'est guère mieux dans l'espace privé. Et c'est là qu'il faut réagir aussi et surtout». Les chiffres sont alarmants Les chiffres révélés par le rapport de l'Observatoire national de violence à l'égard des femmes démontrent que la violence faite aux femmes dans les espaces publics a augmenté de 66,9% en 2015 à 73,5% en 2016. Mais il faut aussi retenir qu'au Maroc l'enquête de prévalence des violences à l'encontre des femmes âgées de 18 à 64 ans, menée par le Haut commissariat au plan donne une idée de l'ampleur du phénomène. Six millions de Marocaines ont subi à un moment ou à un autre de leur vie un acte de violence, notamment psychologique (4,6 millions de femmes), physique (3,4 millions de femmes), sexuelle (2,1 millions de femmes), attentatoire à leur liberté (3 millions de femmes) et, enfin, économique (178 000 femmes). Dès lors, le besoin d'une loi protégeant la femme de la violence devient une nécessité et une obligation dictées par les conventions internationales signées et ratifiées par le Maroc. L'ONU, dans sa résolution 63/155 de 2008 (venue dans le cadre d'une campagne internationale pour éliminer la violence à l'égard des femmes), demande aux Etats de «mettre fin à l'impunité des auteurs d'actes de violence à l'égard des femmes». L'ONU recommandé aussi une «stratégie nationale et un plan d'action» en vue d'abolir toutes les dispositions discriminatoires dans leur législation interne et de pénaliser tous types et actes de violence à l'égard des femmes. Le projet de loi (103-13) relatif à la lutte contre la violence à l'égard des femmes en chantier depuis 2011, vivement critiqué par les associations, est aujourd'hui toujours attendu. Ce projet de loi cite dans son préambule le référentiel et la définition des violences à l'égard des femmes tels que consacrés par le droit international en la matière. Il s'agit notamment de quatre types de violence: physique, sexuelle, psychologique et économique. Cependant, pour le mouvement féministe le contenu du projet de loi ne traduit pas la philosophie du référentiel international. Il considère que la définition de la violence manque de clarté car la violence est définie comme «tout acte provoquant un préjudice ou susceptible de provoquer un préjudice». Alors que, poursuit-on dans le milieu associatif, le projet de loi ne retient que la première partie de la définition, ce qui fait que la victime doit apporter la preuve du préjudice. Un long processus qui décourage un grand nombre de femmes qui optent pour le silence. Et preuve en est les statistiques communiquées par les centres d'écoute et cellules d'accueil et de prise en charge des femmes victimes de violence : ces cellules accueillent annuellement 14 000 femmes et 1% seulement de ces cas est porté en justice. On retiendra qu'en ce qui concerne les plaintes contre la violence conjugale, la majorité finit par l'établissement d'un procès-verbal (25%) ou par la conciliation entre les conjoints et la renonciation à la poursuite (38%). Suite à ces plaintes, seulement 1,3% des auteurs sont arrêtés et 1,8% sont inculpés. Cette faiblesse du recours à la justice est due, d'une part, à la difficulté de prouver le préjudice, et, d'autre part, à la priorité donnée par l'appareil judiciaire et aussi le ministère de la famille à la notion de cohésion familiale ou encore «Tamassouk al oussari». Alors que l'article 404 du code pénal révisé aggrave les sanctions pour coups et blessures infligés entre conjoints et que le nouveau code de la famille, dans ses articles 85 et 168, garantit une pension alimentaire et un logement décent pour la femme divorcée ayant la garde des enfants, les femmes continuent à souffrir de la violence juridique. Tout comme les femmes sont encore nombreuses à ignorer le divorce consensuel instauré par la Moudouwana. Et au nom de ce fameux «Tamassouk al oussari» de nombreuses femmes perdent leur dignité et sont ignorées par l'entourage et globalement par la société. Quel regard porte-t-elle sur la violence ? Le film «Femmes et femmes» de Hakim Noury avait abordé, à la fin des années 90, ce thème et avait surtout bien démontré l'indifférence de l'entourage à la violence contre les femmes. Au nom de la préservation de la cellule familiale et de la protection des enfants, parler de la violence subie et dénoncer l'agresseur relève de la Hchouma. Cette violence conjugale est souvent qualifiée d'affaire privée expliquant la non-intervention de tierce personne (les parents ou les voisins) et même la police ! Est-ce également au nom de ce caractère privé de la violence conjugale que le ministère de la famille ne focalise son action que sur la violence dans l'espace public? Est-ce aussi pour cela que le projet de loi ne criminalise pas le viol conjugal qui est une contrainte physique et psychologique exercée par le mari contre sa femme pour l'obliger à avoir une relation sexuelle ? Est-ce aussi que pour cette même raison que le mariage forcé n'est pas réprimandé ? Dans l'espace public aussi les femmes violentées et agressées ont du mal à se faire aider car les témoins refusent d'intervenir, prétextant que la femme ou la fille ont certainement dû provoquer leurs agresseurs... Cette passivité face à la violence, dans la cellule familiale ou dans l'espace public, se traduit par une légitimation de la violence et son acceptation sociale. Cela expliquerait aussi la propagation de la violence et sa recrudescence. Voilà pourquoi la lutte contre la violence nécessite, en plus d'un encadrement juridique, des actions éducatives au niveau des écoles. Un véritable travail de prévention en amont pour combattre les préjugés à l'égard de la femme. Mais, il faut surtout, concluent des voix du mouvement féministe, une traduction pénale de certaines dispositions légales pour empêcher le mariage précoce, la polygamie et autoriser l'avortement. Autant de formes de violence à l'égard de la femme... [tabs][tab title ="L'espace public demeure hostile aux femmes..."]Les femmes ne sont pas en sécurité dans les espaces publics. C'est ce qui ressort de l'enquête nationale menée par le Haut-commissariat au plan et dont les résultats ont été révélés en août dernier. On retiendra principalement que dans les villes 2,3 millions de femmes sur une population de 5,7 millions de femmes âgées de 18 à 64 ans, soit 40,6%, ont été victimes au moins une fois d'un acte de violence dans un espace public de leur ville. Selon le HCP, les femmes ne sont donc toujours pas en sécurité dans les espaces publics, plus particulièrement en milieu urbain. Ce qui constitue une inégalité par rapport aux hommes dans la mesure où elles ne peuvent pas jouir, au même titre que ces derniers, de ces lieux en raison des risques de violence de toutes les formes à leur égard. Les femmes victimes de violence dans les lieux publics, selon l'enquête du HCP, appartiennent à toutes les tranches d'âge et toutes les catégories sociales. Le taux de prévalence a atteint 33,4% parmi les femmes mariées, contre 46,3% parmi les divorcées et 66,3% parmi les célibataires. Les femmes veuves sont touchées par la violence dans les espaces publics urbains à hauteur de 27%. On retiendra également que les femmes qui ont un niveau d'enseignement supérieur rapportent plus d'actes de violence que les autres femmes. En effet, plus le niveau d'instruction de la femme est élevé, plus le taux de prévalence augmente. Celui-ci est de l'ordre de 29% parmi les femmes n'ayant aucun niveau d'instruction et se situe à 40,6% parmi celles ayant le niveau de l'enseignement primaire. Enfin, le taux de prévalence atteint 57,9% pour la catégorie de femmes du niveau de l'enseignement supérieur. Le HCP précise également que le taux de prévalence varie sensiblement en fonction du type d'habillement porté par la femme en dehors de son foyer. Il est dit dans l'enquête que globalement quelle que soit sa tenue vestimentaire, la femme reste exposée aux violences dans les espaces publics. Mais il semble que les femmes portant souvent des tenues modernes courtes sont plus exposées aux actes de violence commis à leur encontre dans ces espaces. Pour cette catégorie, le taux de prévalence, en milieu urbain, atteint à 75,5% et se situe à 61% parmi celles qui portent souvent des tenues modernes longues sans être voilées. Pour les femmes en djellabas le taux de prévalence est de l'ordre de 34%. Quel est le profil des auteurs de la violence ? Les résultats démontrent que la violence à l'égard des femmes dans les espaces publics urbains est en particulier le fait des jeunes. Et il est souligné que dans 6 cas sur 10, les auteurs des agressions sont âgés de moins de 35 ans. Par ailleurs, l'enquête du Haut commissariat au plan s'est aussi penchée sur les formes de violence subie par les femmes dans l'espace public. Ainsi, elle révèle que la forme la plus fréquente est la violence psychologique qui touche 1,8 million de femmes, soit près du tiers (32,1%) vivant en milieu urbain contre 568000 dans le milieu rural. Arrivent ensuite les violences physiques en deuxième position avec 808 000 victimes ou 14,2% de victimes. La lecture des résultats laisse apparaître que dans les lieux publics, les atteintes à la liberté individuelle et les violences sexuelles touchent, respectivement, 4,5% (427.000 victimes) et 3,9% (372 000 victimes) des femmes en milieu urbain. Les victimes recourent-elles systématiquement à la justice pour faire valoir leurs droits ? Selon les conclusions du HCP, seulement 18,8% des victimes de ces violences survenues dans les lieux publics urbains saisissent une autorité compétente pour déposer plainte. Ce qui explique, selon l'association Tahadi, l'impunité de la violence et la recrudescence de ce phénomène dans les villes.[/tab][/tabs]