Djinns, princesses, ghouls ont longtemps nourri notre imaginaire, avant d'être relégués pour cause de télé et d'internet. L'association Conte'Act pour l'éducation et la culture a voulu les sortir de l'oubli en organisant chaque année le Festival des contes. Après Agadir, ce sont les rives du Bouregreg qui ont accueilli cette année la manifestation, du 16 au 22 octobre. Un public nombreux était au rendez-vous. Pendant sept journées et autant de veillées, du 16 au 22 octobre, s'est déployée, libérée, exhumée une parole éclose au climat des antans, patinée par le temps, celle du conte. C'était à l'occasion du Festival des contes, organisé cette année sur les rives du Bouregreg. Il était réjouissant de voir des murs ridés, des venelles ombreuses et des placettes esseulées de Rabat ou de Salé hantés de bonnes fées, de gnomes, de djinns, de monstres, de princes aimants, de princesses aimées, de chevaliers sans peur et sans reproche et de héros intrépidesÂ... Grâce à la baguette magique de véritables conteurs ou de comédiens convertis en conteurs. Tels que Hassan Al Joundi, grande gueule et voix de stentor, ravi d'assumer la coordination des officiants à cette grand-messe narrative : «Je suis heureux de collaborer au Festival des Contes. Car, comme vous le savez, je suis natif de Marrakech, une ville réputée pour la qualité de ses conteurs. J'ai beaucoup fréquenté ces derniers et je continue de le faire. Je me suis inspiré de leurs gestes, de leurs mimiques dans mon jeu d'acteur. J'estime que cette manifestation est bénéfique, en cela qu'elle met à l'honneur un genre qui, non seulement fait partie intégrante de notre patrimoine populaire, au bon sens de ce terme, mais aussi possède une grande portée éducative et didactique». Abdelkader Moutaâ, autre hôte de marque du banquet, était tout ragaillardi d'avoir pu procurer du plaisir au public. «Les gens ne vont plus au théâtre. Du coup, le comédien se retrouve frustré. Il s'adresse à des fauteuils vides. Alors, quand il y a, comme pendant ce festival, une foule suspendue à ses lèvres, il est aux anges, il se remet à croire à son métier». Et c'est l'une des satisfactions de ce festival : l'engouement du public, manifesté par une présence aussi massive qu'assidue aux cercles des conteurs. La présidente, Najima Thay Thay Rhozali, s'en frotte les mains. «Le succès populaire de cet événement me comble d'aise. Je ne m'attendais pas du tout à une telle affluence», dit-elle. Mais il a fallu que cette manifestation quitte Agadir, oà1 elle a été hébergée pendant quatre ans, et installe ses pénates sur les rives du Bouregreg, pour ne pas rester inaperçue. Mieux vaut tard que jamais, se consolent les organisateurs, réunis dans l'Association Conte'Act pour l'éducation et la culture, instigatrice de ce festival dont l'ambition affichée est de réhabiliter le conte. Plus facile à dire qu'à faire, vu que la tradition orale, dans son ensemble, a laissé des plumes dans le combat inégal qui l'opposait à l'écrit, puis à l'image. Le conte, dont on dit qu'il est tissé de l'étoffe dont sont faits les rêves, ne fait plus rêver. Seuls les incurables nostalgiques, les touristes de la FRAM et les adolescents historiques font encore cercle autour du conteur, pour en boire les paroles. Et pourtantÂ... Le Talmud recommande de raconter une histoire avant l'étude car «cela dénoue la pensée» Des petits aux grands écrans, des histoires destinées à accompagner le sommeil des enfants à celles qui occupent les adultes, des journaux quotidiens aux livres d'histoire, des fictions littéraires aux paraboles religieuses, des fables politiques aux histoires drôles ou à la publicité, les figures les plus diverses du récit ponctuent nos vies. Le récit accompagne la vie et la mort des plus humbles comme des plus grands hommes, il trace les limites de ce que chacun doit et peut faire à travers ragots, potins, cancans ou éloges. Sur les ondes et au cinéma, le retour, ces dernières années, des plus traditionnelles formes de narration, illustre la place prépondérante du récit dans la quotidienneté. Raconter est une activité aux nombreuses vertus. Le Talmud, qui rassemble la loi orale juive, ne recommande-t-il pas, «avant l'étude, de raconter une histoire, car ça dénoue la pensée» ? La comédienne Latefa Ahrare préfère le conte à la vie : «Un conte n'est jamais ennuyeux, la vie l'est constamment. C'est pourquoi je trompe l'ennui que suinte la vie en me plongeant dans une bonne histoire». En présentant son roman, M/T et l'histoire des merveilles de la forêt, l'écrivain japonais Kenzaburô Oe, confie : «Dans M/T, je répète la formule : Â"Vrai ou faux, qui le sait ? Mais, comme c'est une vieille histoire, il faut que tu l'écoutes en croyant qu'elle est vraie, même si elle est fausseÂ". C'est une ancienne tradition, recueillie par l'ethnologue Kunio Yanagida. J'ai cherché un ton romanesque équivalent. Pour quelqu'un comme moi, écrivain depuis l'âge de vingt-trois ans, la vie s'identifie au récit. Se taire, c'est cesser de vivre. Ce que je pourrais résumer en disant : Â"Vivre, c'est raconter, raconter c'est vivreÂ"». Les spécialistes ont mis en évidence la structure commune des contes à travers la diversité des cultures D'oà1 viennent les contes traditionnels ? Une théorie communément admise les fait remonter à la nuit des temps, c'est-à -dire aux Indo-Européens. Ce qui suppose une étonnante capacité d'adaptation, renvoyant à la permanence, au long de l'histoire humaine, de traits psychiques fondamentaux. Les spécialistes du récit (narratologues) se sont employés, dans la lignée des travaux du russe Vladimir Propp (Morphologie du conte, 1928), à mettre en évidence, par-delà la diversité des formes narratives, des intrigues et des versions collectées, une structure commune. Tout conte minimal commence par présenter les personnages et poser les repères temporels et spatiaux, répondant ainsi à une série de questions implicites : qui ? quand ? quoi ? oà1 ? Ensuite il fixe le propos (de quoi s'agit-il ?). Puis, il enchaà®ne par une complication (ex : dans le Marchand et le Génie, le protagoniste voit apparaà®tre un génie chenu résolu à le trucider parce qu'il aurait tué son fils). Laquelle complication appelle une action la dénouant (ex : pour se tirer momentanément d'affaire, le marchand se fait accorder un sursis, le temps d'aller dire adieu à sa femme et à ses enfants). Vient après la phase de la résolution, qui satisfait à la question : comment cela s'est-il fini ? Et comme un conte doit prendre valeur générale, il se clôt souvent par une morale. Ainsi, à la fin du Serpent et le Hérisson, glisse-t-on : «Introduire un ami chez la beauté qu'on aime est bien souvent une imprudence extrême, dont à loisir on se repent». Ce qui est encore plus frappant dans le conte, c'est que, à la différence des autres genres narratifs, il brode sur des thèmes identiques, quelles que soient les spécificités culturelles des sociétés qui le produisent. Faut-il assigner ces similitudes à un socle commun, à une communauté d'origine ? Ou faut-il se convaincre qu'elles ne supposent ni matrice unique, ni contacts, ni emprunts, et du coup, doivent être référées à des traits culturels universels? Le mystère n'est pas près d'être éclairci. Ce qui est indiscutable, c'est que, dans les contes de communautés fort éloignées les unes des autres, on retrouve exaltée la bravoure, prescrite l'épreuve qui forge le caractère, dénoncée la rouerie des femmes, vaincu le mal par le bienÂ... Mais il n'y a pas que le partage thématique qui intrigue, il y a aussi la ressemblance presque parfaite entre des contes provenant d'horizons divers. Les contes marocains Haà ̄na, Khchiba bant oud et Aà ̄cha Rmida ne diffèrent que par quelques détails anodins de Barbe bleue, Peau d'Ane et Cendrillon. «Ici, généreux auditeurs, l'on s'amuse !», avertit Mohamed Cherkaoui, conteur qui a pignon sur la place Jemâa el Fna. Comme si raconter était un acte ludique, de nature à procurer un plaisir innocent à l'auditeur. Grossière erreur ! Rien n'est moins gratuit qu'un conte. La «dada» qui, avant le passage du marchand de sable, berce le sommeil de son petit garçon par une histoire peuplée de génies malfaisants, de sorcières, de monstres et d'ogres, ne sait pas qu'en lui faisant peur, elle l'aide à vaincre la peur. Tous les psychologues sont convaincus de la vertu thérapeutique des contes pour enfants. Les contes, c'est un système d'idées-force, un rôle de mise en garde et de mythification De surcroà®t, les contes manifestent un système d'idées-force et de représentations qui composent une idéologie cohérente et contraignante. Ainsi l'image que les contes marocains donnent de la femme. Selon la sociologue Leila Messaoudi, auteur d'un article intitulé «Images et représentations de la femme dans les contes marocains du Nord-Ouest» (Clio, n° 9 – 1999), celle-ci y apparaà®t, en substance, comme un objet de jouissance, cherchant continuellement à s'accomplir dans le mariage avec un mâle puissant, auquel elle sera soumise corps et âme. Par là est pointée la fonction de «maintenance» et de reproduction indéfinie de l'état des choses assumée par les contes. Lesquels jouent parfois un rôle de «mise en garde». Ce dernier se cristallise dans Harb nssa, une série d'historiettes oà1 la femme est montrée sous un jour peu reluisant : légère, frivole, volage et capable de tous les subterfuges pour trahir son époux. «Voilà cent amants que j'ai eus jusqu'à ce jour, malgré la vigilance et les précautions de ce vilain génie qui ne me quitte pas. Il a beau m'enfermer dans cette caisse de verre, et me tenir cachée au fond de la mer, je ne cesse pas de tromper ses soins. Vous voyez par là que quand une femme a formé un projet, il n'y a point de mari qui puisse en empêcher l'exécution. Les hommes feraient mieux de ne pas contraindre les femmes, ce serait le moyen de les rendre sages», se vante la femme d'un djinn géant devant les deux hommes qu'elle vient de «consommer». Autre fonction que remplissent les contes, celle de «mythification». Certes, Ali Abou Talib, Sif Bnou Yazal, Antar Ibnou Cheddad ou Dhat El Himma (une princesse) sont réputés pour leur bravoure, frisant parfois la témérité, mais dans la bouche des conteurs, leurs prouesses sont amplifiées démesurément et ils sont présentés comme des sortes de demi-dieux invisibles, indestructibles, immortels, à seul fin de flatter le goût des gens pour l'héroà ̄sme. Le lieu privilégié du conte demeure la halqa, ce cercle oà1 s'abolit la distance entre l'acteur et le spectateur. Y officie le conteur, un bouffon iconoclaste qui, selon l'écrivain espagnol mais marrakchi dans l'âme, Juan Goytisolo, n'obtient ce rang qu'au terme d'un cheminement semé de révolte, de fuite et d'errance. Et après s'être frotté longtemps à un maà®tre. Cabotin indécrottable, le conteur soigne ses effets. Ainsi Mohamed Cherkaoui, légende vivante de Jemâa el Fna, qui entre en scène, le narguilé à la main, des pigeons lui faisant cortège. Le conteur ne manque jamais de faire la ronde à l'intérieur de la halqa, saluant les auditeurs assidus, souhaitant la bienvenue aux nouveaux, plaisantant avec les plus familiers. Après retentit le rituel «kan ya ma kan» (il était une fois), suivi d'une pieuse invocation du Prophète et du saint patron de la ville. Le propos est ensuite annoncé : «De la geste du chevalier noir, le lion aux fanions et étendards, au drapeau et au qalame, au glaive et au cheval, défenseur des Beni'Abs, de Fizara et de Dibane, chevalier intrépide au cÅ"ur téméraireÂ...». Le préambule éveille l'intérêt de l'auditoire. Il se suspend aux lèvres du conteur qui commence à dérouler son récit. Pour maintenir son attention, il utilise toutes les ficelles de la dramaturgie : à un moment, il se tait pour préserver le suspense, à un autre, il s'attarde, ici il se révolte contre l'injustice faite à la princesse, là , il prie pour le salut du héros. Mais sachant d'expérience qu'un récit est une construction commune, le conteur se met au diapason de ses auditeurs, précipitant sa narration quand il sent leur impatience, la dilatant selon leurs vÅ"ux, l'ajustant parfois suivant leur imaginaire. Sif Bnou Yazal se retrouve non dans le palais du roi Ifrah, comme dans la version originelle, mais dans celui d'El Glaoui, à Marrakech, dans celui du pacha Hamou, à El Jadida, ou dans celui du caà ̄d Si Aà ̄ssa, à Safi. Le conteur sait pertinemment qu'aucun roi des épopées ne peut rivaliser, dans l'imaginaire du Marocain, avec ces satrapes cousus d'or. «(…) Et c'est ainsi que dans une tempête de sable, le seigneur noir des Beni'Abs disparut». Impitoyable, le conteur l'abandonne à son sort. C'est l'heure de la prière du soir, il prend congé de ses auditeurs, sans leur faire connaà®tre le fin mot de l'histoire. Car c'est grâce à l'inachèvement qu'il garantit sa survie. Comme Schéhérazade. Les conteurs sont affectés du syndrome de Schéhérazade Les halqas résonnent toujours des gestes épiqués, des malices de Hdidane et Mdidane ou des cris terrifiants de Mamma Ghoula, mais les conteurs ont le sentiment de prêcher dans le désert. A l'ère du zapping généralisé, peu de gens prennent le temps de déguster un bon conte. Ils lui préfèrent ses succédanés cathodiques. Or rien ne le vaut. La preuve en a été faite par le Festival des Contes Au théâtre, le comédien joue souvent devant des fauteuils vides. Alors, quand il y a, comme pendant le Festival des contes, une foule suspendue à ses lèvres, il se remet à croire à son métier.