Les problèmes de gestion l'emportent sur la couleur politique. Les alliances avec d'autres partis pour avoir la majorité limitent la tentation conservatrice. Exemples de trois villes : Meknès, Témara et Ksar El kebir. Au lendemain des élections municipales de septembre 2003, tous les yeux étaient braqués sur le PJD. Le parti islamiste, auteur, une année auparavant, d'une percée remarquable lors des législatives, pouvait-il récidiver ? Une question d'autant plus importante que, cette fois-ci, l'enjeu était tout autre. Si le PJD arrivait à confirmer son bon score des législatives, la gestion de plusieurs villes du royaume allait logiquement lui revenir. Au final, et après un jeu d'alliance assez révélateur des joutes communales, certaines villes sont tombées dans l'escarcelle du parti islamiste. Le PJD allait enfin mettre la main à la pâte et réussir… ou se casser les dents. La plus grande prise du PJD fut, sans conteste, Meknès. La ville compte 750 000 habitants et elle est considérée comme la capitale d'une région aussi grande que le Bénélux. C'est dire que la conquête est de taille, mais les défis à relever le sont également. Première surprise, la personnalité même du maire. Aboubakr Belkora, élu sous l'étiquette PJD, et désigné par le parti afin d'assumer la présidence, n'a rien d'un apparatchik. Ce grand propriétaire terrien est plutôt un libéral mâtiné d'un brin de conservatisme. Il est plus à l'aise dans les costards bien coupés que dans les djellabas. Il s'accommode surtout aussi bien des réceptions officielles que des réunions partisanes. «Nous réparons les dégâts de la gestion passée» «Je suis plus gestionnaire que politicien», confesse Aboubakr Belkora. L'homme jouit d'une bonne réputation auprès des Meknassis et le PJD parie sur lui afin de rassurer les classes sociales qui appréhendaient une marche des «phalanges barbues» sur la ville. «En fait, Belkora a bénéficié de l'appui de Moulay Mehdi Alaoui, ex-wali de la région, qui a tout fait pour lui assurer une majorité, fût-elle hétéroclite», révèle, sous couvert de l'anonymat, un élu appartenant à l'opposition. Si cela ne peut être étayé, il est clair que la composition de la majorité laisse perplexe. Sur 55 élus au conseil de la ville, le PJD ne dispose que de 14 conseillers. Pour atteindre la majorité et former un bureau, il lui fallait 14 autres conseillers. Pour ce faire, le PJD s'alliera avec l'UC, le RNI, le PDI, le FFD, le PRE et l'ICD. Le désormais président PJD aura à gérer la commune avec neuf vice-présidents appartenant à sept formations politiques. Dès le départ, dans certains milieux meknassis, on parle d'un président sous tutelle. «C'est une alliance excessivement composite. Elle pose un problème d'identification politique. En regard des éléments objectifs, le PJD ne gère pas. C'est pourquoi il est difficile d'évaluer le travail de cette équipe. C'est un non-sens politique», estime M. Bajji, élu sous la bannière de l'USFP. Un non-sens que perpétue l'USFP, à son tour, au niveau de la région, puisque Saïd Chbaâtou, président estampillé USFP, s'est allié au PJD pour remporter la région. Les réalités régionales se moquent bien des escarmouches idéologiques et des refus d'alliance proclamées à Rabat. Belkora, lui, balaie ces accusations d'un revers de la main : «En cas d'alliance, il faut faire des concessions. On ne peut pas appliquer notre programme à 100 %». Aveu de faiblesse ou virage tactique ? En tout cas, dans les communes, le PJD semble se soigner d'une overdose d'idéologie par une cure de pragmatisme. L'Islamic Park promis lors de la campagne électorale n'existe pas sur le terrain. Mais l'opposition la plus farouche émane du clan des Tahiri, Ahmed et Haj, appartenant respectivement au PPS et au MP. Ahmed Tahiri, ex-président de la communauté urbaine de la ville, ne mâche pas ses mots : «Nous avons beaucoup de reproches. Plusieurs personnes qui participent à la gestion actuelle étaient déjà en charge de certaines communes dans les précédentes expériences. Ils ont rejoint cette majorité par pur opportunisme politique au mépris de toute logique politique». Les piques lancées par A. Tahiri ne laissent pas le maire de marbre : «Certains de mes détracteurs ont eu à gérer la ville. Ils nous ont laissé une ardoise très lourde à cause de leur mauvaise gestion. Moi, j'ai dépassé tout cela. Si je me consacre à la ville aux dépens de ma famille et de mes affaires personnelles, c'est que je ne veux pas faire de la gestion quotidienne. Je suis en train de tracer l'avenir. Je suis un visionnaire. Je vois au-delà des six années que dure mon mandat. Nous avons engagé un travail de longue haleine». Le message est on ne peut plus clair. Le maire de Meknès ne se laissera pas démonter par les critiques de l'opposition. C'est lui qui décide et il le fait savoir. Ainsi, sur le dossier du transport urbain qui a provoqué des remous, le maire est resté intraitable. Accusé par l'opposition d'avoir laissé la ville sans bus depuis bientôt deux ans, Belkora assume sa gestion de la crise : «Nous avons hérité d'une régie en faillite avec 300 MDH de dettes, 500 employés et 10 bus seulement en état de marche. Je ne pouvais pas continuer à renflouer une régie qui fonctionne mal, avec des bras cassés et des gens recrutés par clientélisme politique. Dès septembre prochain, une société maroco-espagnole prendra en charge le transport urbain. Le dossier est clos». Mais fallait-il attendre deux ans afin d'y arriver ? «Je suis sûr d'avoir fait le bon choix pour sauvegarder les intérêts de la ville que je gère», soupire Belkora. Un débit d'alcool, dix mosquées Autre dossier qui lui tient à cœur, celui des marchands ambulants. Il compte créer 12 marchés pour abriter 2 400 commerçants sans point d'attache. Cela rapportera, selon lui, 5 MDH par an aux finances de la ville. «Rien à voir avec les 50 millions investis par l'ancienne équipe afin de résorber le problème et qui ont débouché sur un fiasco». Et vlan… L'oubli n'est pas une vertu du PJD. S'il est de bonne guerre que l'opposition épingle le président de la commune de Meknès pour sa gestion, les critiques formulées par la base du parti surprend à plus d'un titre. Ainsi, sur le plan culturel, les électeurs islamistes ont manqué s'étrangler quand ils ont vu le maire présider un défilé de mode. Il faisait même partie du jury qui notait les mannequins. «Nous comprenons les alliances du PJD avec d'autres partis. Nous comprenons que nos dirigeants veuillent donner des gages aux autorités, mais de là à cautionner la débauche, ça en fait trop», marmonne, furieux, un militant PJD. Si un festival de musique suffit pour enflammer le parti islamiste, les déshabillés ne semblent pas les déranger outre mesure… Une logique curieuse. Autre question à soulever, celle des grandes surfaces. Ainsi, depuis que le PJD est aux commandes, Marjane, Acima et Label Vie, qui proposent tous un rayon alcools, ont élu domicile dans la ville sans que cela ne fasse sourciller les élus islamistes. Et pourtant, il y a quelques mois, les troupes du PJD à Casablanca avaient manifesté contre le supermarché Acima de Sidi Bernoussi, accusé de pervertir les mœurs des jeunes du quartier. Encore une fois, ce qui est répréhensible à Casablanca ne l'est plus à Meknès. «J'ai autorisé les supermarchés parce que cela participe à améliorer la qualité de la vie de la population même si je suis conscient que cela nous a coûté notre popularité. Pour les débits d'alcool, je suis clair, pour chaque bar ouvert, nous construirons dix mosquées». Clin d'œil aux troupes islamistes mécontentes… A Témara, autres cieux mais mêmes problèmes. La ville est un chantier permanent : doublement de voies, ponts enjambant le chemin de fer, espaces verts… A première vue, l'équipe aux commandes de la ville semble faire du bon travail. «Faux, rétorque Mohammed Guennoun, conseiller USFP, c'est le gouverneur qui mène ces travaux parce que la commune n'a aucune visibilité. La preuve : en 2004, elle n'a prévu aucun sou pour les investissements». Cette position n'ébranle pas Moh Rejdali, maire PJD de la ville. Ce professeur à l'Institut agronomique de Rabat, à la tête d'une coalition de cinq partis, égrène fièrement les réalisations accomplies pour cette ville de 230 000 habitants. «Sur le plan administratif, nous avons mis en place un nouvel organigramme basé sur la clarté dans la définition des missions. Nous avons également instauré une politique de porte ouverte pour recevoir les plaintes des citoyens. Au niveau des infrastructures, nous sommes en train de construire une salle couverte de sport, des terrains de quartier et une maison des jeunes. Nous avons aussi procédé à la mise à niveau du conservatoire de musique. Sur le plan culturel, nous allons organiser le Festival culturel, sportif et artistique de Témara». Jusque-là, que de la gestion normale. Aucune teinte religieuse n'est donnée à ses réalisations. Pour M. Guennoun, tout cela révèle un manque de visibilité : «Cette équipe n'a pas de programme. Ils ont essayé d'en faire faire un par un bureau d'études. La gestion du conseil se réduit à la marche des affaires quotidiennes. Le bureau n'arrive pas à se réunir et nous n'avons aucun bilan après deux années de mauvaise gestion». L'opposition USFP/PSD reproche au président de ne pas rendre effectif le travail des commissions. «Nous avons décidé la création d'une commission permanente de lutte contre l'habitat insalubre. La majorité a mis à sa tête un analphabète. Eh bien depuis, elle n'a tenu aucune réunion», s'emporte M. Guennoun. De son côté, Moh Rejdali reconnaît certaines difficultés qui se dressent devant son équipe : «Il faut avouer, dit-il, que les enjeux sont énormes. Il y a des difficultés à mobiliser les ressources. Nous avons reçu un héritage lourd, notamment un passif au niveau d'un personnel pléthorique. Il faut avouer que les attentes des citoyens dépassent de loin les possibilités de la commune». La ville de Ksar El Kebir est également gérée par le PJD. Cette ville de 100 000 habitants dispose de 14 députés PJD à la mairie. Ce qui fait que le parti a les mains plus libres pour appliquer son programme. Après deux années de gestion, Saïd Kaïroun, président du conseil communal, se targue d'avoir réalisé un excédent de 15 millions de dirhams. «C'est un excédent qui n'a jamais été réalisé dans l'histoire de la commune et ce depuis 1977», souligne S. Khaïroun, avant de dresser la liste des contraintes auxquelles il s'est heurté, surtout de la part des ministères de l'Intérieur et des Finances. «Il y a une certaine lenteur dans l'approbation des décisions et des marchés en plus de la lenteur dans l'envoi des documents par l'intermédiaire de la province, explique-t-il». Du côté de l'opposition, ce sont les aides données aux associations suspectées d'être dans le giron du PJD qui posent problème. D'ailleurs, ce n'est pas une exclusivité de Ksar Kébir. Aussi bien à Meknès qu'à Témara, c'est la même rengaine. Le PJD sera jugé à l'aune de la gestion communale. De sa réussite ou de son échec dépendra sa crédibilité de parti qui peut accéder aux affaires. L'expérience n'en est qu'à ses débuts et elle n'a révélé, pour le moment, qu'un parti comme les autres, aux prises avec les problèmes quotidiens. «Je suis plus gestionnaire que politicien», aime à rappeler Aboubakr Belkora, maire de Meknès, 750 000 habitants.