A l'occasion d'un voyage professionnel en Inde, Zakaria Fahim tente de comprendre le «comment» du décollage du géant indien et, à la faveur de son analyse des atouts de ce pays continent, il encourage vivement les décideurs, investisseurs et entrepreneurs du Maroc – et du Maghreb -, à s'inspirer de ce modèle. On dit toujours : «Voir Venise et mourir !». Que devrait-on dire quand on découvre cet autre monde qu'est l'Inde : le voyage dans le temps dans la plus grande et étonnante démocratie du monde. No comment ! C'est un tableau de Picasso oà1 chacun voit ce qu'il peut et essaie de comprendre les différentes facettes de l'Å"uvre, qui, on le sait pertinemment, gardera son secret bien caché. Quand j'ai décidé d'entamer ce pèlerinage – en tant qu'enseignant à l'Esca au niveau du MBA Executive de l'EDHEC Lille -, avec 60 cadres dirigeants et chefs d'entreprise italiens, français et marocains, pour découvrir et comprendre le modèle économique indien dans notre univers globalisé, je me doutais que le choc serait à la hauteur de ma curiosité et de mon envie de grandir. J'ai été servi ! Premier choc au moment de l'atterrissage à l'aéroport de Delhi, qui a plutôt l'air d'une gare routière de province. Ce sentiment est confirmé quand on prend le bus dit «touristique», copie des cars Aâribat des années 70, au confort spartiate, le look rétro en plus. Une mécanique lasse d'avoir servi, qui peine à atteindre la vitesse de pointe très honorable de 60 km/h. Notre escapade au Taj Mahal, avant d'entrer dans le vif du sujet – le «comment» du décollage du géant indien – a mis à nu le gap en matière d'infrastructures routières. Nous avons mis 6 heures pour faire 220 km sur… une autoroute ! L'Inde, c'est aussi ces nuées tricycles et de motos (slalomant entre macaques et vaches sacrées) qui sillonnent les rues de Delhi dans un concert de klaxons indescriptible. Si à Casablanca beaucoup ne savent pas conduire sans cette divine invention qu'est le klaxon, en Inde, on croirait qu'il est offert au berceau. Les chasseurs de sons doivent se régaler en enregistrant cette symphonie de bruits uniques, made in Delhi. C'est fou comme le réel dépasse l'imaginaire ! Bienvenue à New Delhi ! Pour en revenir à notre questionnement, oà1 est le dragon, cette Inde zen qui commence à titiller la vieille Europe et les Etats-Unis, sans oublier son éternel rival, la Chine ? Concernant cette dernière, les signes de la compétition intra-régionale sont palpables dans toutes les réunions que nous avons tenues avec des décideurs et représentants du champion indien. Si la compétitivité comme la jalousie exigent de nous une vigilance de tous les instants pour donner le meilleur de nous-mêmes, elles peuvent être aussi bien un élixir de jouvence qu'une descente aux enfers si elles sont excessives, non constructives et peu transparentes. Alain Peyrefitte disait : «Quand la Chine s'éveillera le monde tremblera». Que dire maintenant que «Chinindia» fait partie du paysage planétaire et s'installe confortablement aux premières loges ? La taille critique passe par le Maghreb économique L'Inde a un atout (une contrainte aussi), sa population : 1,2 milliard d'habitants. De quoi donner le tournis. Delhi, c'est pas moins de 16 millions d'âmes (près de 4 fois la population de notre petite Casablanca). Cette donnée a permis à des entrepreneurs souvent formés aux USA ou en Angleterre de produire pour le marché domestique des produits basiques sans coût de développement, souvent avec des brevets tombés dans le domaine public. Il ne leur restait plus alors qu'à trouver des partenaires étrangers pour amorcer la deuxième phase du projet : maà®triser les process et customiser les produits, les améliorer pour les adapter au marché local. L'Inde affiche un taux d'analphabétisme proche de celui du Maroc dont je tairai le chiffre en valeur absolue pour ne pas faire rougir encore plus nos décideurs publics et privés sur un facteur-clé du retard à l'allumage de notre économie. L'Inde a aussi une diaspora à l'étranger qui revient de plus en plus au pays et qui annonce clairement un double objectif. D'abord, participer au développement du pays, et, of course, gagner de l'argent, beaucoup d'argent. Mittal ou Tata sont aujourd'hui dans le top 100 mondial. Ensuite, profiter d'un marché interne important. Cela lui a permis de «jouer à blanc» en fabriquant des produits à faible valeur ajoutée, avec une qualité inférieure à celle exigée par les normes occidentales pour ses clients indiens, et d'engranger ainsi suffisamment de cash, réinvesti ensuite dans des métiers porteurs, souvent capitalistiques et tournés vers l'export. Deux atouts dont le Maroc, lui, n'a pas su jusque-là tirer profit. Le Maroc doit agrandir le marché local en augmentant la productivité de ses ouvriers. De ceux qui veulent vendre des minutes de main-d'Å"uvre, il faut faire les meilleurs ambassadeurs de la compétitivité par le haut, c'est-à -dire par l'innovation et l'intégration de plus de valeur ajoutée, et non par l'appauvrissement des travailleurs. Il sera alors légitime de transférer à ces derniers une partie de cette performance pour plus de pouvoir d'achat. Il faudra surtout impérativement aller vers une dimension maghrébine du marché. La taille de chacun des marchés des 5 pays du Maghreb pris individuellement est marginale. La taille critique passe par le Maghreb économique au moins à trois au début, + 2 à terme. Le politique suivra, c'est sûr. Autre préoccupation, sur laquelle le Maroc commence à peine à se pencher sérieusement : créer un pont fluide avec notre diaspora entreprenante. Si les Intégrales de l'investissement ont fêté cette année les Marocains du monde, l'Inde (ex-pays socialiste) a compris l'enjeu depuis la libéralisation de son économie, il y vingt ans. En effet, tous les ans, le gratin de la diaspora indienne entreprenante (près de 2 000 personnes), venu des quatre coins du monde, se retrouve à Delhi oà1 il est reçu systématiquement par le premier ministre pour écouter, partager et inciter à investir en Inde. Le message est clair : «Votre argent intéresse certes le pays mais ce qui importe le plus au gouvernement, c'est votre contribution et participation à la création de valeur, seuls ou par la mise en place de joint-ventures avec des investisseurs locaux». Cette stratégie est dans la droite ligne du proverbe chinois : «Donnez un poisson à un homme, vous le nourrissez pour la journée, apprenez-lui à pêcher, vous le nourrissez pour la vie !». Chez nous, la notion de «Marocain résident à l'étranger acteur pour la création de valeur» n'est pas encore suffisamment bien appréhendée et intégrée par les autochtones et, dans une certaine mesure, par nos décideurs. L'exemple indien est à méditer si l'on veut capitaliser sur l'envie de l'entrepreneur marocain basé à l'étranger de porter haut les couleurs de son pays pour peu qu'on le sollicite. L'Inde a compris que le temps n'attend pas. La course contre la montre enclenchée par la mondialisation et la pression de ses populations extrêmement jeunes est le vrai défi du XXIe siècle. Les hommes et les femmes constituent le socle de la fantastique marche en avant de ce pays presque continent. Tous les décideurs et responsables que nous avons rencontrés, souvent des autochtones, sont compétents et fiers de servir leur entreprise et leur pays. L'Inde a su mettre sous les spots des entrepreneurs leaders et charismatiques reconnus mondialement, comme Tata, Mittal et d'autres qui on su voir grand et faire rêver tout un peuple et, au-delà , toute la planète. Pour la petite histoire, les cinq premiers groupes indiens pèsent plus que les cinquante premiers groupes chinois. Le dernier bébé de Tata, la voiture Nano à 1500 euros, est une prouesse et un coup de génie que monsieur tout le monde et tous les concurrents saluent – même si c'est du bout des lèvres. La contagion positive qui donne envie de se lancer dans l'entreprenariat ou d'«intraprendre» dans son entreprise en tant que salarié passe par ces hommes et ces femmes extraordinaires qui ont su donner du sens à l'économie et ont changé l'axe de leur boussole, pour signifier à qui veut les entendre que le nord, c'est eux. Et nous, oà1 sont nos modèles, oà1 est notre Tata, cette race de missionnaires de l'économie qui ont su grandir et faire grandir avec eux. Si nul n'est prophète en son pays, il faudra continuer à encourager l'entreprenariat et à réhabiliter les entreprises. L'initiative du CJD à travers la création de l'école des Entrepreneurs s'inscrit dans cette logique du progrès, démystifiant l'entreprise en amont et rappelant avec force que l'entrepreneur naà®t à l'école. L'Inde (avec la Chine) sont les sauveurs de la croissance mondiale en 2008. Par leur dynamisme économique, ils contrebalancent la réduction de régime des pays de l'OCDE. Par leur démarche binaire, les décideurs indiens ont su placer leur pays en pole position dans l'échiquier mondial. Alors que nous en sommes encore à réfléchir sur ce qu'il faut faire, à hésiter à trancher, à appeler un chat, un chat, les Indiens, eux, savent dire non et ne restent pas dans le peut-être. Il est plus facile de trouver chez nous des polygames que des «poly-processeurs» capables de produire de la valeur pour leur entreprise et pour les parties prenantes. C'est sûr, l'Inde est par certains aspects une école grandeur nature de ce que le Maroc doit faire et en même temps ne pas faire pour constituer, avec ses voisins du Maghreb, un ensemble fort et complémentaire qui compte dans les pays du pourtour Méditerranéen. N'oublions pas que l'Inde est la plus grande démocratie d'Asie. Cela a certainement été un facteur essentiel du réveil de l'Inde. Par la discrimination positive, le gouvernement essaie de réduire l'impact du système des castes. Alors, s'il est vrai que ce n'est pas forcément la majorité qui fait avancer le pays, mais la minorité engagée, il faut commencer chez nous par localiser cette dernière. A bon entendeur salut ! Et si l'Inde avec ses 1,2 milliard d'âmes a réussi à transformer l'essai, le Maghreb, avec le Maroc comme locomotive – osons le dire et le faire -, peut offrir à sa population un avenir meilleur. Alors, don't just dream it, do it, là oà1 d'autres, comme l'Inde, did it.