Tberguig, indiscrétion, dénigrement… Quelles sont les limites de la libre expression pour les salariés ? Loyauté et discrétion s'imposent comme une obligation morale du salarié. Les patrons sont encore peu enclins à accepter la critique. Remettre en cause la stratégie de son entreprise ou dénigrer dans la presse ses produits et services, dénoncer les malversations de son employeur ou dévoiler des informations confidentielles à la concurrence… Tout n'est pas égal et le droit d'expression du salarié à ses limites : celles de la discrétion et de la loyauté. Pourtant, «aucun texte de loi n'interdit la critique», reconnaît Omar Benbada, enseignant et expert en droit social. «Le Code du travail lui-même ne limite pas la liberté de parole du salarié». Seul, l'article 39, définissant les fautes graves pouvant provoquer le licenciement du salarié, cite l'«insulte grave». A vous de juger de ce qui est grave… Il est amusant de constater par exemple qu'en France, dans le bâtiment, où le langage cru est admis, on peut traiter son supérieur de «con», si l'on en croit la Cour de cassation. Mais si la jurisprudence admet quelquefois les insultes, elles sont, dans la majorité des cas, jugées inacceptables. Loyauté et discrétion s'imposent sans avoir à être spécifiées dans le contrat de travail On ne retiendra donc comme limitation que l'obligation de loyauté du salarié tout au long de sa collaboration avec l'entreprise et ce, sans même qu'il en soit fait mention dans le contrat. Permettre à des tiers d'exploiter un brevet devant revenir à son employeur est ainsi un acte déloyal, dès lors que l'objet du brevet a été découvert dans le cadre du contrat de travail. Et s'il est admis d'aller proposer sa candidature à la concurrence, y dévoiler des informations confidentielles relève de la faute. Comme l'obligation de loyauté, la discrétion s'impose sans avoir à être spécifiée dans le contrat de travail. Elle est variable selon les responsabilités. Disposant d'informations essentielles à la vie de l'entreprise, les cadres supérieurs sont sans doute davantage soumis à un devoir de réserve. Certaines entreprises ont fait le choix d'en faire mention dans le contrat de travail. Etaler un différend avec son employeur sur la place publique, par voie d'e-mail groupé ou devant des clients, peut être aussi préjudiciable pour soi-même qu'inacceptable pour l'entreprise. En revanche, aborder le problème frontalement avec la personne concernée devrait, a priori, être mieux accepté. A priori, car, bien sûr, «la liberté d'expression reste tributaire du profil du manager…», prévient Jamal Amrani, DRH Accor Maroc. A chacun ses lignes rouges et aux employés de jauger la susceptibilité des uns, la capacité d'écoute des autres, pour éviter le pire. C'est que tous les managers ne sont pas prêts à entendre des critiques. «Même les chefs d'entreprise faisant appel à des consultants étrangers pour un avis extérieur la refusent. Une erreur ! Une bonne gestion de la critique, c'est aussi une bonne gestion de la conflictualité», remarque Omar Benbada. Aujourd'hui, l'entreprise a mis en place des outils pour recueillir les doléances et desiderata des salariés. L'entretien annuel des salariés est ainsi destiné à leur donner la parole. Les enquêtes de climat social, les sondages d'opinion, les évaluations annuelles, les réunions informelles sont autant d'outils pour prendre le pouls. Une bonne gestion de la critique par le management permet de prendre le pouls de l'entreprise et de réagir Chez Accor, les salariés sont invités à s'exprimer anonymement. La formule évite la crainte légitime des sanctions. «Nous avons développé un outil, appelé "clip", un questionnaire mis à la disposition des salariés pour évaluer le climat social, les relations interpersonnelles dans l'entreprise…», explique Jamal Amrani. La formule a même été rendue obligatoire pour les établissements ayant entamé une démarche de certification. De même, au niveau mondial, le groupe lance périodiquement des enquêtes d'opinion spécifiques, pour les managers comme pour les salariés. Là encore, l'anonymat facilite la parole. Jusqu'où peut-on tout dire ? Et jusqu'où doit-on se taire ? Si le salarié n'a pas le droit d'informer par exemple les clients des difficultés financières de l'entreprise, il ne peut en revanche être sanctionné pour avoir averti le chef d'entreprise, voire la justice, de malversations commises par son responsable hiérarchique. En théorie du moins. La pratique révèle d'autres règles. On se souvient ainsi de l'affaire du capitaine Mustapha Adib, qui avait été condamné une première fois à cinq ans de prison (peine réduite par la suite à deux ans et demi de prison) et à la radiation de l'armée pour avoir dénoncé, dans les colonnes d'un quotidien français, la corruption dans son unité et dans les Forces armées royales. L'armée, certes, est une entreprise particulière. Mais les cas de salariés ayant payé cher la dénonciation des dysfonctionnements de leur entreprise ne sont pas rares. On se souvient de ce haut cadre de la Banque populaire qui avait été licencié après avoir diffusé des informations dans la presse sur des abus de biens sociaux, et critiqué le Pdg de l'époque. Dans une ancienne régie de distribution d'eau, ce sont des employés qui ont vu leur avancement bloqué suite à une enquête d'opinion. Ils avaient cru à la sincérité de la démarche. Dans la plupart des entreprises de la place, et même au sein de certains grands groupes, la parole du patron est sacrée, même si l'on se plaît, quand l'occasion se présente, de louer les vertus du management participatif. La confiance totale entre dirigeants et salariés, ce n'est pas encore pour demain. La liberté d'expression reste bien souvent un mythe… et cela même dans les entreprises où elle est encouragée. Méfiez-vous des dirigeants qui ne sollicitent que la critique «constructive». Il y a fort à parier qu'ils soient, en réalité, incapables d'accepter la moindre critique Dénigrer votre entreprise peut se retourner contre vous Vous travaillez depuis des années pour l'entreprise X qui ne répond plus à vos attentes. Vous contactez le concurrent Y, ce qui est votre droit absolu. L'entretien d'embauche se déroule sous les meilleurs auspices. Votre langue se délie et vous pensez sans doute faire plaisir et accrocher davantage votre interlocuteur en «descendant» l'entreprise X que son concurrent Y ne peut que détester. Erreur ! Il y a de forts risques pour que cette méthode et ce discours se retournent définitivement contre vous. A être resté si longtemps dans une entreprise honnie, vous passerez, soit pour un menteur, soit pour un maso. Le manque de discrétion dont vous faites preuve ne va pas rassurer non plus votre éventuel futur employeur qui pensera pouvoir être, à son tour, le moment venu, victime de ce même manque de délicatesse face à un troisième concurrent Z. De plus, en dénonçant les méthodes de votre entreprise actuelle, vous vous dévalorisez dangereusement face à votre interlocuteur qui vous assimile encore à cette entreprise. Vous apparaîtrez sans aucun doute comme une mauvaise recrue. Dites-vous bien que plus votre entreprise apparaîtra comme gagnante et performante et plus votre candidature séduira. Ainsi, avec le jeu de la critique, vous risquez de passer pour une personne fausse, incompétente et négative. Vous n'avez décidément rien à gagner à critiquer votre employeur !