Il se faufile entre des tas de vieux livres dispersés anarchiquement dans la boutique étroite d'un bouquiniste de la ville. Son air timide et hésitant trahit une difficulté à communiquer, un manque de confiance et presque une peur de parler, d'exprimer une demande ou de s'enquérir d'un titre de livre... Sous une tignasse ébouriffée, un regard vague et fuyant donne à son visage de jeune homme entre deux âges un air égaré. Il parcourt rapidement des yeux le haut des étagères sans se décider à choisir un livre pour le feuilleter, ni même à s'attarder sur son titre. Las peut-être de passer furtivement en revue le haut des étagères, il se baisse doucement vers les ouvrages placés en bas et, caché du regard du bouquiniste, il demande d'une voix à peine audible: «Vous avez des livres de psychologie?» Occupé à extraire des bouquins d'un carton d'emballage d'une lessive bon marché, le bouquiniste lui fait répéter la demande d'une onomatopée presque agacée, «Ch'nouwa?» (Quoi?), qui va obliger le jeune homme à demeurer accroupi face aux livres des basses étagères. N'osant sans doute pas formuler une seconde fois sa demande à voix haute, il se lève et quitte la bouquinerie sans jeter un regard derrière lui. Entre-temps, le bouquiniste, tout affairé qu'il était et qui avait bien entendu la question du jeune homme, se lève et répond à celui qui était déjà parti : «J'avais un livre de Pierre Daco. Tu connais ? Mais j'en ai plus... Ben, il est où le gars qui a demandé un bouquin de psychologie ?» ………………………….. C'est le bouquin de psychologie, sous forme de guide, qui a fait le plus de «ravages» et de nœuds dans la tête d'une foule de jeunes boutonneux et angoissés au sortir des classes du bac ou de l'adolescence. Publié dès le début des années 60, le livre de Pierre Daco, «Les prodigieuses victoires de la psychologie moderne», a traversé les frontières et les générations jusqu'à devenir un best-seller repris en poche par les éditions... Marabout. Un ouvrage de psychologie moderne édité par une maison qui se nomme Marabout, ça vous a déjà un petit air de proximité qui ne manque pas de sel. C'est en quelque sorte Freud au pays des marabouts ou Tintin au pays des saints... Pierre Daco est un psy belge disciple de Cal Gustav Yung dont il appliquait les mécanismes d'analyse à partir des grands symboles ou archétypes. Il a pris une place de gourou aux paroles oraculaires pour des jeunes perturbés qui avaient consulté son ouvrage et souvent mal digéré ses préceptes. Il est l'auteur aussi d'autres ouvrages tels «Le triomphe de la psychanalyse» ou encore «Comment comprendre les femmes et leur psychologie profonde?», tous édités chez Marabout. Mais de nos jours, plus d'un demi-siècle après la sortie de ses ouvrages en 1960, on estime que ses théories ont pris un coup de vieux au vu de l'évolution des méthodes d'analyse et des recherches réalisées dans ce domaine. On ne retrouve plus ou rarement ces ouvrages, sinon au hasard d'un tour chez certains bouquinistes des grandes villes.Ces derniers se raréfient, tout comme les rares librairies qui résistent encore contre ces temps furieusement incultes portés par les «prodigieuses victoires» de l'ère numérique et des réseaux sociaux. Par contre — mais faut-il s'en féliciter pour autant?–d'autres vendeurs de livres ont pris place dans les grandes artères des villes : les contrefacteurs de l'édition. Après les CD puis les DVD piratés et écoulés à des milliers d'exemplaires, voici venu le temps des livres, toutes langues confondues, piratés et étalés sur la chaussée. On trouve de tout et on ne sait quel grand esprit littéraire leur a soufflé la sélection des titres exploités. En effet, cela va du dernier Goncourt de Leila Slimani aux opuscules plus ou moins islamistes venus d'on ne sait quelle contrée arabique, en passant par les infatigables et inépuisables Pierre-Emmanuel Schmitt et Paulo Coelho. L'offre est si florissante et échevelée qu'elle pourrait paraître incongrue pour certains passants, tel ce groupe de touristes français s'étonnant de voir des livres de Sigmund Freud ou Emmanuel Levinas aux côtés de «Mein Kampf» d'un certain Adolph Hitler ou de Tarik Ramadan et non loin du «Journal d'Anne Frank». Habitués sans doute à des référencements ou des classements plus élaborés, et se fournissant certainement en des lieux de vente plus cohérents du type Fnac, ils ne savaient que penser de cet amoncellement hétéroclite d'ouvrages divers et variés à moins de 2 euros. Plus étonnés encore –et l'auteur de ces lignes aussi– de voir l'étalage du marchand à la sauvette d'à côté : des coupe-ongles et des machines à coudre miniatures le tout «Made in China». On pourrait, à juste titre, se demander quel lien mystérieux lie-t-il ces deux marchandises et quel désir de complémentarité commerciale a-t-il poussé l'un à se mettre à côté de l'autre. Au pays du faux-semblant, l'imposture est reine et certaines questions vaines. De faux livres ayant l'apparence du vrai à prix bas, et dont les contrefacteurs ont poussé la «conscience professionnelle» dans l'imitation jusqu'à reproduire le traditionnel avertissement du Copyright: «Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays». Dont acte ! Ces marchands à la sauvette du troisième type se sont donc réservé carrément la reproduction d'une librairie à ciel ouvert sur les trottoirs des grands boulevards.