Sur les trottoirs, dans les jardins publics ou les cafés, à proximité des universités, des librairies, ou même du parlement, des livres piratés de tout poil sont exposés à la vente à des prix imbattables. Se procurer un chef-d'oeuvre littéraire devient ainsi plus abordable, le créer devient plus risqué. Détails. Comment se fait-il qu'un livre de quelques centaines de pages, écrit en quelques centaines de jours, devienne moins coûteux qu'un café noir à Agdal ? Le phénomène de piratage de livres, évidemment illégal, néanmoins en pleine expansion au Maroc comme partout dans le monde, a résolu l'inéquation, étant ainsi au goût des « mangeurs » de livres et déplaisant aux écrivains, éditeurs et toute autre personne impliquée dans le processus de création ''légale'' de bouquins. Ce phénomène, selon Abdelkader Retnani, président de l'Union Professionnelle des Editeurs du Maroc (UPEM) et fondateur de la maison d'édition « La Croisée des Chemins », prend de plus en plus de l'ampleur et « nous sommes devant deux cas de figure : Premièrement c'est le piratage qui se fait en interne, au Maroc, à travers l'impression dans des petites imprimeries qui ne respectent pas la déontologie, le deuxième se fait à travers l'importation de livres de pays arabes, notamment l'Egypte », indique-t-il. Le résultat de l'opération de piratage est le plus souvent médiocre et on se retrouve alors avec une mauvaise qualité, aussi bien au niveau du fond que de la forme, nous explique le vétéran des éditeurs marocains, précisant que « comme il n'y a pas de réglementation à ce niveau, un livre de Leïla Slimani par exemple, imprimé en France chez Gallimard, a été piraté d'une manière aléatoire, le nombre de pages est non conforme à l'original (190 au lieu de 250 pages) et le contenu est omis ». Ceci est dû au fait que l'impression se fait rapidement et en catimini, ces imprimeries ne sont pas professionnelles car, nous explique Retnani, les grandes imprimeries demandent une autorisation de l'auteur et les raisons pour lesquelles le livre serait imprimé. En fait, ces pirates ne sont pas conscients qu'ils cassent toute une chaîne de production et qu'ils sont en infraction de la loi. Il y a 3 ans, nous raconte notre interlocuteur, « quelques éditeurs ont déposé plainte contre des pirates de livres, l'enquête menée a entraîné l'arrestation de 3 Marocains et 1 Egyptien mais la sanction n'était pas aussi lourde qu'elle le devait, il faut donc promulguer un texte de loi afin d'éradiquer ces pratiques». Quelles issues pour ce phénomène ? Afin de réussir à lutter contre cette pratique désastreuse de tout un écosystème, Retnani précise qu'il est primordial d' « interdire l'importation de livres (piratés, ndlr) car, puisque nous ne pourrons pas contrôler ce qui se passe au Maroc, nous pourrons quand même contrôler ce qui arrive de l'extérieur vu que ces livres débarquent au Maroc par voie portuaire dans les bateaux. Il faut qu'il y ait des spécialistes pour mettre fin à ce drame mais malheureusement cela ne se fait pas ». Il faut donc, poursuit-il, unifier les efforts, et ce avec le concours des éditeurs, du ministère de la Culture, du ministère du Commerce et de l'Administration des douanes. S'il y avait un texte de Loi, le problème serait résolu. « A notre niveau à la Fédération des Industries Culturelles et Créatives (FICC), nous revendiquons davantage de vigilance et de contrôle au niveau des ministères de la Culture et des Finances », déclare le vice-président de la FICC, ajoutant que « pendant l'année de la pandémie, 2020, nous avons constaté que le phénomène s'est considérablement accru, des livres de Tahar Ben Jelloun ou de Leïla Slimani, qui se vendent dans des librairies à 150 Dh, se vendaient à 20 Dh dans la rue. Ce n'est pas de cette manière que nous allons encourager la lecture, il y a toute une chaîne de production qui est infectée », a-t-il regretté. En outre, il faut demander des autorisations pour que les livres puissent débarquer dans le territoire marocain, cette procédure doit être plus corsée, ajoute Retnani soulignant qu' « il faut intégrer dans la commission responsable de la délivrance des autorisations d'impression et de publication, un éditeur marocain bien averti sur les rouages de la création de livres. De cette manière, il serait facile de repérer tout livre piraté ». Achraf EL OUAD Repères Contrefaçon d'ouvrages, comment ? Le pirate peut choisir d'utiliser une version déjà numérisée du livre, disponible par exemple sur le site d'une maison d'édition, ou encore de numériser lui-même un livre papier, sans pour autant avoir eu l'autorisation préalable de l'éditeur, et ce en se procurant une version authentique du livre en question, l'emmener dans une imprimerie et procéder à la ressaisie. Dans tous les cas, le contenu protégé est ensuite mis en ligne de façon gratuite ou imprimé et commercialisé.
Pour quelles raisons ? Le piratage est dû, entre autres, aux prix imbattables des livres contrefaits qu'on trouve chez certains bouquinistes ou marchands ambulants ou des e-books en versions PDF vendus sur les sites internet, à l'indisponibilité de certains ouvrages authentiques dans les librairies - bien qu'ils proposent majoritairement des best-sellers, les sites pirates proposent également des ouvrages techniques universitaires et livres rares- et au manque d'information du grand public quant à la propriété intellectuelle et donc quant aux droits qui existent sur la majorité des contenus culturels. L'info...Graphie Lecture Bouquinistes, pour ou contre ?
Abdellah, l'emblématique bouquiniste de Rabat, nous explique d'un point de vue technique comment distinguer un livre authentique d'un autre contrefait. En fait, à titre d'exemple, « une édition Folio piratée est souvent charcutée et rapiécée, et ce pour une économie du papier. Le code-barres est généralement inexistant et les dimensions du livre piraté ne sont pas conformes à l'original ». Généralement, poursuit-il, « les livres que je vends, et que d'ailleurs tous les bouquinistes vendent, viennent de chez les particuliers, des gens qui déménagent par exemple. Entre ces bouquins existent sûrement des livres piratés que j'isole et que je revends à prix inférieur même à ce que proposent les vendeurs de rue afin de m'en débarrasser ». Abdellah précise que ce phénomène n'est favorable que pour le lecteur et les pirates de livres qui en ont fait des fortunes. Certes ce phénomène a des effets néfastes sur la vente de livres, cependant, il faut avouer que certains livres rares méritent d'être photocopiés, et ce pour aider des étudiants par exemple dans leurs recherches académiques, affirme-t-il.
Etude E-books, groupes Facebook... et autres sources
Les Marocains passent en moyenne 134 minutes par jour devant le petit écran, alors qu'ils ne consacrent que 2 min à la lecture, selon le Haut-commissariat au plan (HCP). Les jeunes marocains ont recours à des sites internet et des groupes Facebook qui se sont multipliés ces dernières années pour télécharger des livres gratuitement. Cela constitue un autre problème pour les professionnels de l'édition et de l'impression, qui exacerbe la problématique des livres piratés et vendus à même. Ces librairies électroniques proposent les derniers titres en format PDF et EPUB au grand plaisir des lecteurs. « Les groupes Facebook dans lesquels je suis membre m'offrent l'opportunité de consulter quasiment tout titre qui me passe par la tête. Je peux en quelques clics lire partiellement ou intégralement les oeuvres de mes écrivains préférés sans avoir à payer un dirham », nous confie Chaymae, une élève en baccalauréat. Les Marocains lisent peu et cela pose un sérieux problème dans un pays qui aspire au développement humain qui est la clé du développement économique et social. « Le piratage est un fléau mondial, mais ses répercussions économiques ne concernent qu'une poignée de gens, notamment les éditeurs, les imprimeurs et les libraires. Ces derniers doivent participer à la démocratisation de la lecture, notamment en révisant à la baisse le prix des livres. Il est inconcevable de se procurer un livre plus cher que son prix de vente en France ou ailleurs alors que les niveaux de vie dans les deux pays ne sont pas sujets de comparaison », ajoute-t-elle.
3 questions à Abdelkader Retnani « La seule et unique solution est de légiférer »
Le fondateur des Editions "La Croisée des Chemins" et vice-président de la Fédération des Industries Culturelles et Créatives (FICC), a répondu à nos questions à propos du phénomène de piratage de livres et des voies de son éradication. -Au niveau de la Fédération des Industries Culturelles et Créatives (FICC), quel apport avez-vous fourni afin de contribuer à la lutte contre la contrefaçon littéraire ? -Au niveau de la FICC, nous sommes en train de travailler pour faire des propositions aux parlementaires par le biais de la CGEM. Nous avons également, et pendant plusieurs années, contacté les libraires pour ne pas acheter ces livres piratés, mais ces vendeurs clandestins choisissent des lieux stratégiques pour exposer ces marchandises contrefaites, et ce à côté des librairies ou dans les grands boulevards. Ceci dit, la seule et unique solution est de légiférer, un texte de loi mettra fin à cette calamité et protègera toute la chaîne de production. -A votre avis, compte tenu des bas prix de ces livres piratés, comment ces pirates parviennent-ils à accumuler des fortunes de cette pratique ? Quelles idée auriez-vous sur le coût de revient ? - Pour le coût sur la profession, il est énorme car ces livres se vendent 10 fois moins cher que les authentiques, et ce sans payer les droits d'éditeurs. Au lieu de vendre 100 livres à 150 Dh, le falsificateur vendra 1000 livres à 15 Dh, mais avec une énorme marge de gain, mis à part la page de couverture qui est généralement embellie pour attirer le lecteur. -Bien que le phénomène soit universel, il est constaté que la littérature marocaine en est légèrement épargnée. Qu'en pensez-vous ? -Pour la littérature marocaine, épargnée plus ou moins de ce phénomène, elle commence petit à petit à en devenir une cible. Dans les grandes villes où tout le monde se connaît, le piratage est un peu compliqué à exercer mais ces faussaires se dirigent vers les petites villes. La littérature marocaine n'est pas chère certes, mais il y a toujours une marge de gain intéressante. Un fichier PDF peut être imprimé en 2000 ou 3000 exemplaires alors que l'imprimeur professionnel ne pouvait pas dépasser 1000 exemplaires en période de la pandémie. Recueillis par A. E. O.