Toute la journée penchée sur des lignes de plants de tomate pour un salaire de misère. Pour être embauché, il faut être une femme, jeune et célibataire. Toute revendication syndicale est proscrite et l'on peut se faire renvoyer pour une petite faute. Vendredi 19 mai, 7h30. Dans une exploitation agricole à une dizaine de kilomètres de Dar Gueddari, dans la province de Kénitra, une cinquantaine de jeunes femmes s'activent autour d'un empilement de caisses blanches en plastique. A l'intérieur, des dizaines de plants de tomates industrielles. Pour cette dernière semaine de plantation, l'activité est à son comble. Une douzaine d'hectares environ, sur un total de 60 destinés à la tomate industrielle, attend encore d'être plantée. Et il ne reste plus longtemps avant le début des grandes chaleurs. Tôt le matin, l'un des ouvriers de l'exploitation qui s'étend sur une superficie globale de 100 ha (40 ha étant destinés à la culture céréalière) a fait le tour des quelques douars proches pour rassembler cette main-d'œuvre 100 % féminine. Ce vendredi-là, ce sont les filles de deux douars – Cherkaoua et Ch'rawta – qui ont été choisies par l'un des trois caporaux de la ferme. Mars à septembre, période de culture de la tomate «Nous sommes dans une région où la main-d'œuvre abonde. Il y a quelques années, avant le début de l'activité dans cette exploitation, le seul employeur de la région était l'unité de production sucrière de Dar Gueddari. La forêt de Maâmora occupait les autres, qui risquaient d'être arrêtées à tout moment par les services des Eaux et forêts», explique le responsable de la ferme, louée depuis trois ans par les conserves de Meknès, pour ses besoins de production de concentré de tomates «Aïcha», en contrepartie de 3 000 DH/hectare/an. De mars à septembre donc, période de culture de la tomate, la population féminine de la ferme augmente pour atteindre son pic lors de la cueillette. «A ce moment-là, nous employons plus de 150 ouvrières par jour», précise cet ingénieur agronome qui s'enorgueillit que la ferme où il travaille ait atteint l'année dernière une productivité de 70 tonnes/hectare (la moyenne nationale avoisine les 30 tonnes/hectare) pour un prix de 550 DH la tonne. Les actrices de ces exploits du terroir ont pour nom Nawal, Assia, Touria, Rajaa ou encore Nadia. Profession : ouvrières agricoles. Emmitouflées dans des pyjamas ou des joggings bon marché, lourdes chaussettes et bottes en plastique aux pieds, châles couvrant la totalité de leur visage, à l'exception des yeux, elles s'activent, dès leur arrivée à la ferme à bord de l'un des deux tracteurs disponibles. Première tâche, transporter les caisses vers le lieu de plantation. Et là, l'une à côté de l'autre, elles prennent d'assaut les lignes longeant le dispositif du goutte-à-goutte. «34 cm entre deux plants», ordonne Ali, l'un des trois caporaux qui secondent le directeur de cette exploitation, en voulant initier la néophyte que je suis. Joignant le geste à la parole, il s'empare d'un plant, plante le doigt dans le sol mouillé, y fait un petit trou et y place la minuscule plante. Aussitôt dit aussitôt fait. Et c'est ainsi qu'une longue journée de labeur commence. Sous l'étouffante chaleur d'un soleil masqué par des nuages bas, la cinquantaine d'ouvrières confirmées, habituées à la tâche, s'affairent, en plus de celle que toute l'exploitation considère comme «stagiaire», levant à peine la tête de temps à autre pour soulager les muscles dorsaux engourdis par la position penchée. Une activité qui leur permet, en fin de journée, au bout de plus de 8h de travail, d'empocher un salaire de 30 DH. A ce titre, l'exploitation est un exemple en matière d'égalité entre les sexes puisque, auparavant, le salaire des ouvriers était de 30 DH par jour contre 25 DH pour les femmes. Inutile de préciser que le mot syndicat fait partie des tabous dans ce milieu où les hommes sont bannis d'office, justement parce qu'ils sont «difficiles à gérer et beaucoup moins sérieux que les filles», comme l'explique Aziz, un autre caporal de la ferme qui tient à préciser que ne sont acceptées que les célibataires. Au bout de trente minutes seulement la douleur vous saisit aux bras, au doigts, au cou et au dos «Ce n'est pas un travail pour les femmes mariées», entonne-t-il, montrant du doigt les alentours de la ferme, ces 1 400 hectares d'exploitations de tomate qui se trouvent dans la région et dont la production est destinée à la même usine de conserves dans le cadre de contrats de culture. Les minutes s'écoulent lentement. Le travail, simple en apparence, s'avère très dur. Doigts, bras, dos, cou et jambes, habitués au confort de l'activité citadine, montrent des signes de fatigue au bout d'une trentaine de minutes. Un bref coup d'œil aux consœurs du jour accentue cette sensation d'engourdissement. Les corps, à l'allure athlétique et habitués au travail de la terre, s'en sortent haut la main. Les différentes tentatives de conversation s'annoncent infructueuses, à cause de la réserve des filles, mais surtout de la vigilance du caporal. Criant tous les prénoms des ouvrières, il prend un malin plaisir à passer ses troupes en revue, encourageant les unes, mais aussi et surtout, leur intimant de se taire et de s'activer. «Il faudrait toujours les avoir à l'œil», lâche ce jeune homme de 26 ans qui exhibe fièrement son teint basané par le soleil des champs. Pour les filles, c'est un personnage-clé, craint, synonyme de source de revenus, qu'il faudrait en permanence traiter avec égard. Ne jouissent-ils pas, ces trois caporaux de la ferme, du privilège de travailler à plein temps pour un salaire journalier de 50 DH ? «Et ce petit jeu de séduction anime nos longues journées à la ferme», lance une jeune brunette un peu plus tard. La preuve de cette autorité et de ce pouvoir des caporaux sera donnée par la suite, lorsqu'une ouvrière est tout simplement expulsée du champ pour ne pas avoir écouté les rappels à l'ordre. Une conversation animée et ponctuée d'éclats de rire avec sa voisine lui aura coûté les 30 petits DH de la journée, et quelques journées de repos forcé. Pour le déjeuner, c'est le système D Un incident qui fera l'objet de beaucoup de commentaires lors de la pause déjeuner, entre 12h30 et 14h00. Les plus chanceuses, celles qui habitent près de la ferme, prennent le repas de la mi-journée chez elles. Les autres «se débrouillent comme elles peuvent», s'allongeant à l'ombre du hangar à l'entrée de la ferme. Se connaissant parfaitement, elles ont du mal à accepter l'intruse, préférant se raconter les déboires d'une vie dure à mener. Le retour au champ, sous un soleil à son zénith, se fait à la traîne. Les quelques heures en perspective ne sont pas particulièrement attrayantes, en attendant de monter à bord de la remorque de tracteur qui les ramènera à leur douar. D'ici la fin de la journée, chacune d'entre elles aura mis en terre entre 450 et 500 plants du fruit écarlate. Le lendemain, il leur a été demandé de ramener leur pioche, pour l'entretien des lignes plantées quelques jours plus tôt. Et c'est ainsi que se déroule le quotidien de ces femmes, jeunes, vigoureuses et analphabètes pour la plupart. «Mais nous n'avons pas le choix», commente l'une d'elles sans se défaire de l'indifférence affichée depuis le matin face à la dureté du travail. En attendant des jours meilleurs, elles se rabattent sur la tomate, qu'elles plantent, en prennent soin et cueillent quelques semaines plus tard.