Cartaya. Une petite ville côtière dépendant de la province de Huelva, dans le sud espagnol. À l'entrée principale de cette municipalité de 19.000 habitants, un panneau géant accueille les visiteurs : «La vente ambulante de la fraise est interdite sur la voie publique». Bienvenus au royaume de la fraise. La région est la Mecque des travailleurs immigrés temporaires. Les plantations verdâtres qui s'étendent à perte de vue sont à la fois un lieu de travail et un second foyer pour des milliers de journaliers qui arrivent de partout. Qui sont ces ouvriers ? comment «survivent»-ils ? Une lutte de tous les jours Cela fait cinq ans que Samira, 29 ans, traverse le Détroit pour venir cueillir la fraise, pendant quelques mois, dans ces plantations. Cette année, elles sont 4.600 femmes marocaines à avoir été sélectionnées par l'Anapec, au profit de la province de Huelva, dans le cadre d'un programme baptisé «embauche dans le pays d'origine» (voir encadré). «Agromartín», l'exploitation où travaille Samira a engagé 250 Marocaines cette saison, beaucoup moins que les années précédentes. «D'habitude, nous recrutons plus de femmes mais cette saison, la crise nous oblige à donner la priorité aux locaux», nous confie le propriétaire des lieux, Antonio Martin Fernandez. Samira a foulé, pour la première fois, le sol de cette terre en 2006. Les ouvrières sont recrutées pour une période précise pour la collecte de la fraise, à condition qu'elles regagnent leur pays d'origine une fois la saison terminée. Le contrat est assorti d'une promesse de réembauche la saison suivante. Samira commence sa journée à six heures du matin. À 7heures, elle met déjà de l'huile de coude. Ses heures de labeur sont ponctuées d'une pause d'une demi-heure. À la fin de sa journée, à 14 heures, elle aura gagné 35 euros. «Certaines fois, nous sommes sollicitées en dehors des heures réglementaires quand il y a des commandes spéciales destinées à l'export, mais on nous paye les heures supplémentaires», précise Samira. Le fruit est ensuite emballé pour être acheminé vers les marchés européens et non des moindres, comme le marché anglais, français, danois ou norvégien. Le kilo est vendu à un euro, selon les fluctuations du marché. Martín assure réaliser une marge d'à peine 5 centimes sur chaque kilo vendu. L'année dernière, Agromartín a réalisé un chiffre d'affaires de 3 millions d'euros. Samira et ses collègues cueillent quotidiennement une moyenne de vingt tonnes sur cette exploitation qui s'étend sur 60 hectares. Une partie de la propriété est dédiée à d'autres cultures comme la nectarine, mais la plus grosse partie des serres demeure reservée aux fraises, emblème de cette région. Samira vit sur les lieux de son travail. Selon la convention, l'employeur est tenu de fournir un hébergement décent à ses employées durant la période de recrutement. À quelques encablures des serres, Martín, ex-immigré en Afrique subsaharienne converti en entrepreneur, a installé des modules préfabriqués où sa main d'œuvre est logée. La construction modulaire est répartie en quartiers où chaque nationalité vit en communauté. Car, outre les Marocaines, les Roumaines et les Bulgares sont aussi de la partie. Dans l'aile marocaine, des femmes du même clan familial travaillent et vivent côte à côte. Samira nous présente une cousine et une voisine à elle, toutes originaires de Moulay Bouselham. Les deux femmes s'apprêtaient à se rendre à une succursale d'une banque espagnole pour transférer de l'argent à leurs familles. «Nous avons toutes de la famille à entretenir au Maroc», explique Samira. Sentant le bon filon, la Banque Populaire a d'ailleurs scellé un accord avec La Caixa espagnole pour permettre à ces travailleuses de transférer de l'argent à leurs familles au Maroc sans débourser de commission. «Avant, les femmes envoyaient l'argent via une entreprise de transfert qui prélevait 10% sur chaque envoi. Aujourd'hui, elles transfèrent leur pécule via la Caixa à leur compte BP au Maroc», indique Manuel Robles, le chargé des travailleurs temporaires à la mairie de Cartaya. C'est lui qui chapeaute la délégation qui procède à la sélection des saisonnières au Maroc. Selon ses dires, ces femmes ont transféré l'année dernière un million et demi d'euros à leurs proches, «sans oublier ce qu'elles arrivent à mettre de côté», ajoute t-il. Samira, pour sa part, a pu économiser 30.000 DH la saison précédente. Divorcée, la jeune femme a la charge de sa fille de 6ans. C'est sa sœur qui s'en occupe pendant le séjour de Samira en Espagne. Dans sa chambre, une photo de sa fille avec sa cousine trône sur ce qui fait office de table de chevet. La pièce est rudimentaire mais propre. Quatre lits superposés et une table comme unique décor et meubles. Des ustensiles de vaisselle marocaine sont déposés en vrac sur un lit inoccupé. Le module limitrophe fait office de cuisine. Un réfrigérateur délabré mais toujours en service, un four, une gazinière sans oublier la théière, presque rien n'y manque. «Nous cuisinons et mangeons ensemble», lance une ouvrière, tout en s'affairant dans sa cuisine. Au menu aujourd'hui, poulet au four et tajine de viande, garni de pois chiches et de carottes. Avant de débarquer en Espagne, Samira travaillait dans une usine. En 2006, elle a eu vent de l'opération de recrutement par le biais d'une amie. «Je n'avais même pas mon passeport, mais ma copine m'a encouragée à m'inscrire. Je ne croyais pas trop à cette histoire. Mais lorsqu'on m'a convoquée pour m'acquitter des frais de visa, j'ai enfin cru à ma chance», se rappelle-t-elle. La première fois, Samira avait travaillé pendant un mois et demi seulement. «Quand les gérants de l'exploitation nous ont dit que nous devions rentrer chez nous car il n'y avait plus d'activité, certaines filles ont préféré rester en Espagne». Treize de ses copines se sont évaporées dans la nature pour fuir le retour. Travail ou surexploitation? Samira reconnaît que la tâche est pénible, mais dément, toutefois, qu'on les oblige à ramasser une quantité précise. «Chacune de nous récolte la quantité dont elle est capable, cela va de 10 à 60 caisses de 2kg». Les femmes ont droit à une assurance maladie. Mais même si elles ressentent un malaise, elles préfèrent être à l'œuvre car seules sont rémunérées les journées travaillées. «Nous sommes habituées à la corvée», dit-elle, un brin résignée. Dans cette exploitation, les femmes sont de tous âges. Si la situation familiale est un critère de sélection, ici de jeunes femmes sans engagement ni enfant cohabitent avec les mères de famille. Une ambiance bon enfant règne sur les lieux. Au bout d'une allée, José Antonio Martin Fernandez a installé une tente caïdale où les travailleuses montent des soirées thématiques...histoire de vaincre le mal du pays et de tromper la fatigue des longues heures de travail passées accroupies. «Hier, nous avons célébré l'anniversaire d'une Bulgare. C'était sympa», lance Samira en esquissant un sourire. L'un des modules préfabriqués sert de salle de télévision, où le maître des lieux a installé un téléviseur de taille moyenne. «Les Marocaines raffolent des telenovelas», taquine-t-il sur un ton plaisant. Une autre salle est dédiée à l'apprentissage du castillan, mais ce sont surtout les travailleuses de l'Europe de l'Est qui s'intéressent à ces cours, précise Martin. La plupart des Marocaines n'ont jamais fréquenté les bancs de l'école. À l'instar de ses employés, ce quinquagénaire est sur le pied de guerre dès 7 heures du matin. Le chef des travailleuses est un Marocain, Allal, 31 ans. Agriculteur et fils d'agriculteur, cela fait sept ans qu'il se consacre à ce métier. Contrairement aux travailleuses, lui est présent toute l'année sur les lieux. Allal admet que ces femmes rencontrent souvent des problèmes quand elles débarquent pour la première fois. «Certaines sont confrontées à un choc culturel car une grande partie d'elles viennent de la campagne», souligne Allal. «D'autres tombent des nues quand elles apprennent que la saison est écourtée au moment où elles comptaient rester une période plus longue, pour gagner plus d'argent. C'est ainsi qu'elles décident de rester en Espagne sans papiers, ni la moindre assistance, car elles ont honte de revenir bredouilles chez elles». Tout n'est pas rose dans le monde de la fraise C'est le cas de Fatiha. Cette mère originaire de Fès est venue à Cartaya pour la première fois en avril 2009. «J'étais couturière depuis 1991. L'usine a mis la clé sous le paillasson et je me suis mise à prendre des commandes chez moi», se souvient-elle. À travers un proche travaillant dans une arrondissement préfectoral, elle a pris connaissance de l'opération de recrutement de l'Anapec. Fatiha s'est présentée et sa candidature a été retenue. «Les agents de l'Anapec m'ont demandé de présenter les extraits d'actes de naissance de mes enfants et m'ont admise», précise-t-elle. Fatiha est mère de 3 enfants. Son cadet est âgé d'un an et demi et c'est sa fille ainée de 17 ans qui s'en occupe. De son expérience dans la collecte de la fraise, elle ne retient que de mauvais souvenirs. Analphabète, elle n'avait aucune idée de l'ordre de sa rémunération. Après un mois et demi de labeur, elle a été, avec d'autres ouverières, sommées par les gérants de rebrousser chemin. Etonnant puisque le contrat qui leur avait été remis, et dont Les Echos quotidien détient copie, stipulait une durée de trois mois. «Nous avons protesté en menant une grève de 15 jours, en vain. J'étais obligée d'aller ailleurs, pour trouver de quoi nourrir mes enfants. Je ne pouvais pas rentrer. Mon mari est accro aux jeux de hasard. Je suis la seule à subvenir aux besoins de ma famille». Fatiha a trouvé refuge dans le centre d'accueil d'une association en attendant de décrocher un contrat de travail pour pouvoir régulariser sa situation d'immigrée clandestine. Chose relevant du miracle en cette période de récession économique. Fatiha prend son mal en patience, car ce n'est pas demain qu'elle pourra prendre ses trois enfants dans ses bras. Dans ce centre d'accueil, Fatiha partage ses journées avec Saâdia, jeune mère d'un bébé d'à peine un an, native d'Essaouira qui parle à peine le dialecte marocain. Embauchée la première fois, elle est revenue à son village à la fin de son contrat. La 2e saison, Saâdia a décidé de rester en Espagne, écœurée par le mauvais traitement dans l'exploitation. «On nous a promis 35 euros , mais en réalité, on ne nous a payé que 30euros. De plus, la saison était entrecoupée de plusieurs jours chômés car selon les patrons, la fraise n'était pas encore prête pour la récolte. Et on devait subvenir à nos besoins sur une terre inconnue», raconte-t-elle, révoltée. «Certains responsables de l'exploitation nous ont demandé 50 euros pour nous permettre de revenir la prochaine saison», révèle Saadia. Une fois, les responsables de l'exploitation avaient même procédé à des retenues de 20 euros puis de 40 euros sur les paies, «en guise de garantie», souligne Fatiha. Les deux femmes sont décidées à ne plus remettre les pieds dans les champs de fraises. «Il y a pas mal d'abus dans les exploitations», répètent-elles en chœur. Selon ce responsable d'une association espagnole de défense des droits des immigrés, la charte de la convention collective des travailleurs dans les champs n'est pas respectée. Mais les syndicats ferment les yeux sur ces pratiques puisqu'il s'agit de travailleurs temporaires immigrés. Accusation rejetée en bloc par le maire de Cartaya. «Qu'on nous présente des noms et nous ferons le nécessaire mais parler de manière générale reste seulement une manière de fournir des titres vendeurs à la presse», se défend Juan Antonio Millán, le maire socialiste de Cartaya. Millán est convaincu du succès du projet. Autrefois, le taux de retour au pays d'origine frôlait à peine 50%, aujourd'hui, le maire se félicite d'un taux de 95%. «Nous faisons les choses dans les règles. Nous sommes intransigeants sur le respect des lois et des conventions». Le maire assure de la présence de mécanismes garantissant les droits des travailleuses. «Grâce à cette méthode d'embauche, nous avons coupé l'herbe sous les pieds des mafias qui jadis profitaient de la sueur des travailleurs trimant pour une misère». Dans deux semaines, la saison arrivera à son terme. Les femmes devront plier bagage et rentrer chez elles, dans l'espoir d'une saison meilleure l'année prochaine. Samira pourra revoir son enfant. «Ma fille me manque. Je ne la vois pas grandir. Si je décroche un travail à 60DH par jour au Maroc, c'est sûr que je préfère rester auprès d'elle», avoue la jeune femme, la gorge serrée. Reste que sur les 4.600 femmes embauchées cette année, certaines ne reverront pas leurs familles de sitôt. Elles franchiront le seuil de la clandestinité, condamnées à errer sur la péninsule ibérique, en construisant des châteaux en Espagne. Recruter dans les pays d'origine Le contingent d'immigrés à recruter dans leur pays d'origine se décide chaque année lors d'un conseil des ministres à Madrid auquel prennent part les communautés autonomes. Les postes à pourvoir sont répertoriés dans un manuel dénommé Catalogue de postes à couverture difficile. C'est ainsi que le projet de recruter des Marocains pour la collecte de la fraise dans la province de Huelva a vu le jour, explique Juan Antonio Millán, tout fier de son projet. «La première année du démarrage du projet, en 2005, c'était un échec cuisant. Nous avons recruté 1.200 personnes à travers l'Anapec. La plupart d'eux ne se sont jamais présentés à l'exploitation». Selon le maire de Cartaya, le processus de sélection était entaché de plusieurs irrégularités. Les agents de l'Anapec ont reçu de l'argent pour inscrire les candidats. «Ceux qui voulaient venir en pateras ont soudoyé les recruteurs de l'Anapec et sont venus légalement pour ensuite disparaître une fois sur le sol espagnol», se remémore ce responsable. C'est de la sorte que les deux partenaires ont décidé de ne faire appel qu'aux femmes. «Ce sont des travailleuses sérieuses. Elles ont aidé à améliorer l'image et à instaurer un climat de confiance chez les patrons des exploitations». Dans cette même veine, un nouveau projet avec le concours de l'Anapec sera lancé prochainement. Il concernera d'autres provinces comme Malaga, Cordoue, Almeria et brassera d'autres métiers comme ceux de l'hôtellerie.