Parmi les choses intéressantes qui ont été dites durant l'université d'été de CAPDEMA, cette question qui m'a fait sans le vouloir tourner la tête vers la salle, pour y lire les visages. Je les imaginai aussi inquiets que je l'étais moi-même. Inquiets, non par l'audace du propos puisqu'il est attendu, mais par la réponse encore ouverte à cette question terrible. L'un des intervenants de l'université d'été, le représentant de la Voie Démocratique (« Annahj Addimocrati ») l'a posé comme une chape de plomb sur la salle. « Le makhzen est-il dissociable de la monarchie ? » Jamais cette question ne s'était présentée à moi d'une façon aussi percutante. Elle porte cependant en elle toute mon éthique réformiste : celle de croire qu'un régime politique féodal peut devenir démocratique, autrement que par la révolution ou la guerre. Mais que faire alors si, année après année, pour quelques uns puis pour beaucoup, conscience est prise que la chose féodale préférerait encore mourir en entrainant le pays avec elle, plutôt que de devenir la chose publique ? Ne pouvant plus posséder le pays, le quittera-t-il en le sabordant, comme pour prouver qu'il était nécessaire ? Tous les lendemains qui chantent chanterons sans elle. Donc après elle, le déluge. Voila l'inquiétude du réformiste, qui est la certitude du révolutionnaire : que le makhzen ne soit pas dissociable de la monarchie. Parce que je n'ai pas cette certitude, je réfléchis comme tant d'autres aux moyens d'une stratégie pour la démocratie. Quelques jours avant un nouveau départ pour l'étranger, je veux essayer de formuler ici ce que m'ont inspiré ces quelques semaines passées au Maroc, les inquiétudes et les enthousiasmes qui leur ont servi de cadre, les rencontres et discussions qui ont fait avancé ma réflexion, et mon hommage à ceux qui en furent la cause heureuse. I Lecture d'une situation politique. Avant d'aller plus loin, il me parait nécessaire de préciser au moins une définition, et d'esquisser tout au plus une perception. Pour la première, ce que j'entends par « makhzen » : un système de normes et de modes d'actions porté par des hommes, dont la position est fonction de ces quelques variables : la loyauté, l'appartenance familiale ou clanique, et – innovation post-coloniale- la compétence technique. Cette variable-là est le petit résidu méritocratique d'un système féodal qui a permis à un Meziane Belfqih de Taourirt de bâtir un peu de ce « Maroc nouveau », ou à un Mohammed Moatassim de Settat d'en écrire la constitution. Quant à cette perception, il faut admettre qu'elle est sombre. Mon souvenir le plus fort reste celui de ce qu'on appelle les baltagias. J'ai vu ces hordes hurlantes, l'écume des possédés aux lèvres, les yeux fous, portant indifféremment le drapeau, les insultes et les menaces. Et le déshonneur de les appeler « royalistes ». En un mot : j'ai vu un régime se prétendant au service du développement utiliser les tristes atours de son manque pour perpétuer son emprise. Triste, donc, et soucieux, l'un de ces dimanches. Pourtant, je reste persuadé que la démocratie, cette chose que chacun définit à sa manière, est inéluctable dans une forme que, sans doute, personne n'imagine encore. De là mes deux seules et véritables sujets d'inquiétude. Le premier est le chemin qui y mènera. Sera-t-il plus ou moins violent ? Mes perceptions de ces dernières semaines ne sont pas tout à fait apaisées. Pour cause, cette grande mascarade que l'on appelle réforme constitutionnelle, de son procédé à sa campagne. Mon lecteur connait les deux, qu'il se les remémore. Avons-nous évité l'instabilité, ou n'est-elle que repoussée à plus tard ? Si les mêmes causes produisent les mêmes effets, alors les mêmes injustices provoqueront les mêmes colères, augmentées cette fois de déception. De nos jours, celle-ci capitalise très bien. Face aux forces auxiliaires, un peu abasourdi, j'ai entendu, hésité à m'y joindre, puis crié : « tgad oulla khoui l'blad ! » (1) . Aussi monarchiste que je puis être, mon soutien -qui est un contrat social- ne peut comme lui être inconditionnel. Combien considèrent que le contrat est déjà rompu (2) ? Et surtout, combien le croiront si dans les prochaines années (ou mois) nous restons politiquement misérables ? Derrière cette inconnue, il y a peut-être du sang. La seconde inquiétude est le contenu de cette démocratie. Beaucoup se l'imaginent comme une tyrannie de la majorité, capable de vouloir tout et n'importe quoi, et de l'imposer à tout le monde. D'où une certaine réticence à la vouloir véritable. Au secours de cette réticence, il y a notre moitié analphabète. C'est sans doute la statistique la plus populaire du pays : « 50% d'analphabètes ! Et vous voulez de la démocratie avec ça ?». Pour ma part, n'ayant jamais fondé la garantie de droits inaliénables sur un prérequis scolaire, je ne traiterai pas cet argument ici (3) . D'ailleurs, au Maroc, la démocratie n'est pas encore de donner le pouvoir aux analphabètes, mais surtout de l'enlever des mains des corrompus. Mon sujet d'inquiétude est précisément le visage « trop vertueux » des prétendants. Un gouvernement plus démocratique du Maroc serait, à mon sens, forcément plus conservateur, si ce n'est tout simplement islamiste. Dès lors, l'enjeu ne consiste pas à l'éviter à tous prix, ce qui signifie perpétuer l'autoritarisme, mais à négocier les modalités de son accession. Avant de revenir plus longuement sur cette idée, arrêtons-nous sur ce qui l'inspire. II « S'unir ou disparaitre. » C'est un constat simple. Chez nous, la gauche est dans la merde (pardonnez le réalisme). La gouvernementale en a parfois l'odeur : l'USFP n'en finit pas de mourir, le PPS est aussi communiste que Reagan. La non-gouvernementale a la blancheur éclatante de l'immaculée-non-conception. S'attendent-ils à gagner le pouvoir sans s'y préparer ? Des traîtrises de 50 ans empêchent encore les ralliements d'aujourd'hui, et je me demande bien quand, cette gauche marocaine qui ne peut exister qu'en bloc, cessera de n'être rien d'autre qu'une vitrine pour notables, ou un prétexte à manifestation. Même les valeureux attristent : l'AMDH est une si belle machine, que lui manque-t-il pour occuper la place qui devrait être la sienne, c'est-à-dire dans le Parlement plutôt que devant (4) ? Cette gauche là déserte les institutions au profit des notables, puis se plaint qu'elle soit si mal. Jamais dans l'Histoire de toutes les expériences de démocratie, l'élection par l'idéologie n'a devancée celle par la notabilité. En réalité, la notion de « parti politique » elle-même illustre ce fait. Les partis sont nés de la pensée socialiste : une base doctrinale, des militants et une discipline pour un objectif. Avant eux, il n'y avait précisément que des notables, qui n'ont été bousculé que par le militantisme, assis sur cette base doctrinale qu'a constitué le socialisme. L'erreur terrible que me semble faire la gauche dite radicale et de croire que la participation aux institutions est une faveur faite au makhzen. Ce faisant, elle lui en laisse le monopole, et les rend telles qu'elles sont aujourd'hui : peuplées de notables sans compétences et de technocrates sans idéaux. III Le contrat social qu'il nous faut n'est pas qu'avec la monarchie. Il y a donc des prétendants sérieux, qui ne sont pas de gauche, mais qui font mine d'accepter son alliance. Le PJD veut à tout prix goûter au pouvoir, et l'AWI montrer qu'elle n'est pas inquiétante. Soit. Sortons les questions qui fâchent. La première d'entre elles est la question religieuse, intimement liée aux libertés fondamentales. Parlons franchement : nos islamistes dits modérés se réclament du modèle turc, sont-ils prêts à l'assumer véritablement ? Acceptent-ils des règles d'héritage égalitaire entre les sexes ? Les règles du mariage interreligieux sont profondément injustes aujourd'hui (5), et conduisent à de véritables impasses juridiques. Acceptent-ils de les changer au nom de la raison, plutôt que de les conserver au nom de l'Islam ? C'est aussi cela, la liberté de conscience. Prenons les cas extrêmes, ceux qui fâchent, pour saisir ce qui nous séparent d'eux : A Istanbul, on boit de l'alcool en plein ramadan et en pleine rue. Les prostitués ont leurs quartiers protégés par la police. L'homosexualité y a bien été dépénalisée, comme en Jordanie. Tout cela ne signifie en rien l'assentiment muet de la population : changer de quartier à Istanbul et boire un verre d'eau dans la rue, c'est mettre en danger sa vie. La prostitution n'y est pas moins mal vu qu'ailleurs, mais elle est vu sans hypocrisie. Toute la différence est cette cohérence des principes proclamés et des lois appliquées. Cohérence qui manque cruellement chez nous, et qui fait de la loi une variable plutôt qu'une norme. En bref, aussi conservateur que puisse être l'AKP, ce parti a accepté ces règles du jeu, et ne semble pas remettre en question le legs kémaliste, qui est une conception particulière de la laïcité (6) . Celle-ci a été autoritaire, et fut par moments clairement antireligieuse. Ce qui n'empêche pas le « modèle turc » de beaucoup ressembler au nôtre, dans les faits. Voyons si cette description ne nous rappelle pas, nous Marocains, une institution très familière : « La « Diyanet Isleri Baskanligi » (Direction des affaires religieuses) constitue aujourd'hui l'une des plus grandes institutions du pays, finançant et administrant les 78 000 mosquées et les 5 000 écoles coraniques de l'Etat. Elle définit et diffuse à toutes les mosquées du pays les prêches du vendredi, traduit les écritures religieuses, et rédige des avis juridiques (fatwas). En 2006, la Diyanet salariait près de 80 000 personnes, dont une majorité d'imams et de professeurs de théologie. Les employés de la Diyanet sont pour la plupart des fonctionnaires d'Etat tenus au respect des principes laïcs de la République. Le budget de la Direction des affaires religieuses s'élevait en 2006 à 1,3 milliard de livres turques (YTL), soit environ 700 millions d'euros (7). Elle est dirigée par un professeur en théologie nommé par le Premier ministre et placé sous l'autorité de ce dernier. »(8) Pourtant, la très renommée laïcité turque est inscrite dans la constitution depuis 1937. Sans prétendre à ce que ce compromis institutionnel soit reproductible chez nous, j'entendais montrer par là à quel point la reconnaissance d'un principe, la liberté, ne se fait pas au détriment de la religion. Si, comme le pense Youssef Belal (9) , il faut une alliance entre la gauche et les islamistes, alors je ne peux envisager qu'elle se fasse autrement que sur une définition claire de la liberté de penser, de croire et de vivre selon la règle que l'on s'est soi-même prescrite, et qui n'est pas celle de Maghraoui, Zemzemi ou de n'importe quel maître à penser la religion. Mais pour y parvenir, encore faudrait-il que la gauche ait quelque chose d'autre à offrir que son dernier souffle. Ce qui me donne envie de dire à nos amis de cette gauche dite radicale de mettre un peu de Jaurès dans leur Marx. Puisque ce n'est pas ce grand soir là qui semble se profiler, donnez sa chance à ce qui pourrait être une forme de gouvernement garantissant des droits et libertés, une égalité juridique et une justice sociale qu'il faut construire. En un mot, « ne vous interdisez aucun moyen, même légal, de parvenir à vos fins » (10) . Celles-ci peuvent différer de celles de vos alliés de circonstances, mais aux vues des dangers qui menacent, refuser leur alliance, c'est faire la politique du pire. Conclusion Voila donc où nous en sommes : les forces capables d'imposer la réforme existent, mais elles sont éparses et segmentées. La stratégie du makhzen a été jusqu'à maintenant d'empêcher à tous prix leur rencontre par l'octroi de prébendes localisées et par une prise de vitesse dans la réforme de façade. Pourtant, ces forces là peuvent encore s'assembler, à condition pour la gauche de trouver une plateforme commune pour faire front, et négocier avec les islamo-conservateurs le cadre légale de l'exercice du pouvoir démocratique. Trop longtemps, la fédération des refus qu'été le mouvement du 20 février s'est focalisée sur ce « grand méchant loup » qu'est le makhzen. La condition pour que ce mouvement devienne quelque chose serait maintenant « qu'il se connaisse lui-même ». Telle que l'information a circulée sur le 20 février, dans la presse nationale et surtout dans les médias publics, il ne me semble avoir mobilisé que ceux dont la sensibilité était déjà amorcée. En un mot : il a d'avantage révélé que convaincu. Ses erreurs de communication expliquent que des mois après le 20 février, beaucoup de Marocains soient encore incapables d'expliquer « ce que veulent ces jeunes ». Or, si plus d'une centaine de villes ont pu connaitre des manifestations d'ampleur variables, alors dans toutes ces villes, certaines sensibilités et certains réseaux existent de concert. C'est une bonne nouvelle. Il faut les dessiner et les préciser pour en faire quelque chose. L'élément numérique n'est pas le plus important, ce qui l'est, c'est de cerner le type de personnes mobilisées. Quelles tranches d'âges ? Professions intermédiaires ? Libérales ? Supérieures ? Des mineurs et des employés ? Des chômeurs et des diplômés, dans quelles villes ? L'enjeu est important, il est celui de l'assise sociale du mouvement. Le cerner au mieux revient à conquérir les segments les plus proches. Et cette mobilisation peut constituer le carburant de la négociation avec le régime, à condition, encore une fois, que la gauche unie puisse peser quelque chose face à des conservateurs qui semblent l'être de fait. Sans cela, que reste-t-il de lisible ? Pour l'ombre qui nous gouverne comme pour nous : un grand brouillard dont la visibilité n'est même pas celle d'un business plan. (1) « Corrige-toi ou casse-toi ! » (2) Le texte d'Ahmed Benseddik est, à cet égard, poignant. http://eplume.wordpress.com/2011/07/26/lettre-de-ahmed-benseddik-au-roi-mohammed-vi/ (3) Oh et puis pourquoi pas. Mais alors vite. De quoi s'agit-il ? De deux choses. 1) De garantir des droits. L'homme, analphabète ou non, en a d'inaliénables. L'oppression, la corruption du gouvernement, le vol, n'en sont pas moins des crimes si pratiqués sur des analphabètes. 2) De permettre l'exercice du pouvoir. Le propre de la démocratie représentative est de le confier à des élites politiques, lesquelles circulent entre pouvoir, opposition et marges. Dans cette perspective, refuser la démocratie au motif que la moitié du peuple est analphabète revient à dire : « Je ne peux pas conduire parce que ma femme est aveugle. » Une sottise, donc. (4) Cette critique ne vaut en rien pour le rôle salutaire que joue cette organisation. Elle est plutôt un regret que ce rôle ne soit pas plus grand. (5) Par exemple, un mariage entre un marocain et une chrétienne est reconnu ici, entre une Marocaine et un chrétien, non. En cas de décès du conjoint marocain, ses enfants ne peuvent hériter. Je rends hommage à Maitre Abderrahim Berrada de me l'avoir exprimé avec tant de vigueur. (6) Cette question est en réalité difficile, mais ce n'est pas le lieu pour la traiter. (7) Pour mémoire, le budget de fonctionnement et d'investissement du Ministère des Habous et des affaires islamiques au titre de l'exercice budgétaire 2010 (sans compter les engagements de 2011) s'établit à 2,09 milliards de dirhams, soit environ 185 millions d'euros. (8) Karakas, Cemal, « La laïcité turque peut-elle être un modèle ? » in I.F.R.I. | Politique étrangère 2007/3 – Automne (9) http://fr.lakome.com/opinion/62-chroniques-dopinion/569-youssef-belal.html (10) Je suis presque sûr d'avoir pompé cette idée chez un auteur, mais je suis bien incapable de retrouver lequel.