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Quel contenu économique pour la nouvelle constitution ?
Publié dans Lakome le 18 - 05 - 2011

Une réforme de la constitution est certes avant tout une construction politique, une architecture d'institutions et une articulation de pouvoirs et d'acteurs en rapport les uns avec les autres. Mais dans une société, la politique n'est au fond que le moyen par lequel celle-ci cherche à atteindre ses fins, lesquelles ne sont autres que le développement, la prospérité, la quiétude… C'est dire l'importance de la dimension économique dans toute œuvre de réforme politique.
Au Maroc, à force d'abus et de dérives, la politique a fini par atteindre l'économie dans ses ressorts et son potentiel. La « monarchie exécutive » a matérialisé une telle emprise de la première sur la seconde que les règles les plus élémentaires qui régissent cette dernière ont peu à peu perdu leur sens et répandu un climat délétère, favorable à tout, sauf à l'esprit d'entreprise, l'investissement, le développement… Quand on prêche bruyamment l'économie de marché et le libre-échange, alors que dans le même temps on alimente sans cesse une économie de rente qui n'a de loi que celle du népotisme et des passe-droits, on discrédite toutes notions de concurrence libre et loyale, d'effort et de mérite qui sont les fondements mêmes d'un tel projet libéral. Quand on est chef de l'Etat, détenteur quasiment de tous les pouvoirs et qu'on s'affirme par ailleurs aussi premier homme d'affaires du pays, on fausse forcément toutes les règles du jeu dans le « monde des affaires », puisque personne parmi le commun des opérateurs ne peut se hasarder à engager la moindre compétition avec un acteur dont il sait bien que le pouvoir est « extra-économique », et pour tout dire « souverain ». Quand la Constitution donne pratiquement tous les pouvoirs au chef de l'Etat, notamment celui de légiférer par Dahirs dont, par ailleurs, il est le premier à tirer avantage (comme, à titre d'exemple, c'est le cas de l'exonération fiscale de l'agriculture), on comprend bien qu'on est fatalement dans le conflit d'intérêts…
En finir avec le « Makhzen économique »
Au-delà de ses multiples statuts, le monarque dans la monarchie exécutive règne et –surtout- gouverne. Dans le domaine qui nous occupe ici, il est pour l'essentiel la source et l'auteur des politiques économiques, sociales, financières. Concrètement, c'est donc lui qui décide de mesures qui peuvent accentuer le chômage ou le diminuer, dégrader le pouvoir d'achat de la population ou l'augmenter, plomber l'indicateur de développement humain ou l'améliorer, détériorer la compétitivité des entreprise ou la promouvoir… Il peut réussir ou échouer, avoir raison ou se tromper, être bien inspiré ou mal conseillé, bref, quand on gouverne, la première règle de toute « bonne gouvernance » est de rendre compte de tout ce dont on a été responsable, permettre l'évaluation, et le cas échéant la sanction démocratique des urnes. Le problème est que, au Maroc, le roi-qui-règne-et-gouverne reste… roi : il ne puise sa légitimité d'aucune urne, n'est responsable devant aucune Institution, et n'a de compte à rendre à personne. Dès lors, comment le commun des citoyens, mécontent de son sort, peut-il signifier à celui qui le gouverne son mécontentement, et son désir de le voir changer de politique ? Quelle autre possibilité lui reste-il s'il ne peut le faire par la voie démocratique universellement reconnue ? Là est le cœur de « l'équation marocaine », le problème de fond qui, tant qu'il persistera, fera que notre régime politique ne sera jamais une démocratie.
Un roi règne et un gouvernement gouverne… Nous n'allons pas réinventer la roue, défier la raison et le bon sens par on ne sait quelle argutie sur la pseudo « spécificité marocaine » ! Tous les pays, parmi ceux qui se sont le mieux développé, ont par leur expérience, montré que le seul système capable de concilier monarchie et démocratie est la monarchie parlementaire, celle qui fait du roi un symbole qui règne, et laisse le gouvernement, investi de la légitimité des urnes, gouverner, exercer pleinement ses responsabilités, et rendre compte de son mandat devant les électeurs, lesquels peuvent en toute souveraineté lui renouveler leur confiance ou la lui retirer… La légitimité ouvre le droit à la responsabilité, laquelle ne va pas sans redevabilité… Telle est l'équation incontournable qui devrait nous conduire logiquement, à travers la réforme constitutionnelle en perspective, vers l'institution d'une monarchie parlementaire authentique, avec un gouvernement qui, en matière économique et sociale notamment, devrait s'engager sur un programme qui soit le programme -et le seul- du pays, qu'il met en œuvre sous sa seule responsabilité et dont il sera comptable devant les citoyens électeurs à la prochaine échéance électorale.
Il faudra alors en finir avec les « agréments » et passe-droits de toute sorte octroyés dans l'opacité totale par l'appareil du Makhzen, local ou central ; en finir avec les plans sectoriels « émergents », « azurs » ou « verts », directement concoctés entre une petite bande de « copains et de coquins » et des bureaux d'études étrangers, pour être ensuite érigés en « stratégie nationale » ; en finir avec les « Accords de libre-échange » décidés entre chefs d'états pour des raisons strictement politiques, mais dont les conséquences économiques et sociales pour le pays s'avèrent ensuite catastrophiques ; en finir avec les cessions du patrimoine foncier de la collectivité à des intérêts très privés sous prétexte d'encouragement de l'investissement ou de promotion du logement social ; en finir avec les nominations à des postes de haute responsabilité (et souvent aussi de haute rentabilité…) sur des critères qui n'ont rien avoir avec le mérite et tout à devoir à la politique de corruption de l'élite ; en finir… en finir… en somme en finir avec le « makhzen économique », en théorie et en pratique.
Si tout cela a jusqu'à présent été possible, c'est parce que le système politique, et la Constitution qui en régit le fonctionnement l'ont permis. C'est aussi parce que l'élite, ou plutôt ce qui fait fonction d'élite dans ce pays, a totalement trahi sa vocation de moteur de changement et de progrès, pour se réduire à de lamentables instruments de conservation de l'ordre établi, voire de perversion dans la société… En finir avec cet « ordre » passe donc certes par la réforme de la Constitution, ainsi que par des réformes politiques fondamentales, mais ne nous leurrons pas, tant que « l'élite » restera ce qu'elle est…
Ceci étant, notre propos se limite ici à la constitution et à sa dimension économique. Que peut-on en dire et que proposer dans la perspective de sa réforme ?
Affirmer des principes et s'attacher à des valeurs fortes
Il faut d'abord constater que l'économie est loin être omniprésente dans le texte actuel : tout au plus une dizaine d'articles –sur une centaine- dont les trois quarts sont consacrés au Conseil économique et social (art. 93-95), à la Cour des comptes (art. 96-99) et à la Loi de finances (art. 50-51). Pour le reste, il y a l'article 15 qui affirme que « Le droit de propriété et la liberté d'entreprendre demeurent garanties », l'article 17 qui assure que « Tous supportent en proportion de leurs facultés contributives, les charges publiques.. », et l'article 60 qui évoque le programme du gouvernement, « notamment dans les domaines intéressant la politique économique, sociale, culturelle et extérieure », mais commence par rappeler que ledit gouvernement est « responsable devant le Roi et devant le Parlement »...
Cette faible présence de l'économie dans le document constitutionnel rapproche, selon les spécialistes, le texte marocain plutôt des références françaises et britanniques que du « modèle allemand » (où l'économie et la politique économique occupent une place primordiale). Quoiqu'il en soit, la constitution actuelle n'en est pas pour autant « neutre » vis-à-vis des questions économiques et des politiques à conduire pour les traiter. Elle n'est pas neutre non seulement parce que, comme cela a été montré plus haut, de droit ou de fait, elle donne pleins pouvoirs au roi et permet de différentes manières la mal gouvernance, mais aussi parce que, fondamentalement elle prend partie pour une certaine vision de l'économie, notamment lorsqu'elle s'attache à garantir le droit de propriété et la liberté d'entreprendre, sans soumettre cette dernière à aucune condition, à la manière du renard libre dans le poulailler libre…
Il ne s'agit pas ici d'entrer dans le détail des articles « économiques » que le nouveau texte constitutionnel devrait comporter, mais d'insister sur les axes majeurs que tout projet de réforme crédible et acceptable ne peut aucunement ignorer. Ces axes sont au nombre de trois : les principes et les valeurs ; la responsabilité et la redevabilité ; le dialogue, le contrôle et la moralisation de la vie publique.
1. Le préambule de la nouvelle Constitution devrait affirmer des principes et s'attacher à des valeurs fortes qui marquent l'identité et le référentiel économique et social du pays, à commencer par le respect des droits humains économiques et sociaux fondamentaux (souveraineté alimentaire, droit à l'éducation, la santé, le logement, le travail, droit à l'eau en tant que bien vital commun…), ainsi que l'attachement aux valeurs universelles d'équité et de justice sociale. Le droit de propriété et la liberté d'entreprendre devraient certes également être garanties, étant entendu que cette garantie ne saurait être absolue, mais déterminée par l'existence des conditions d'une vraie économie de marché (transparence, concurrence saine et loyale, absence de situation de rente…), et relativisée par la suprématie des droits humains et des valeurs de solidarité et d'équité… Quant aux biens et services collectifs, ils ne sauraient relever que de la responsabilité collective et d'un mode de gouvernance publique.
En d'autres termes, dès le préambule de la Constitution, on devrait clarifier le rôle de l'Etat dans la dynamique du développement du pays, ce qui revient à affirmer son rôle d'Etat stratège et régulateur, protecteur des citoyens dans le besoin, et des ressources naturelles menacées, garant d'une meilleure répartition des revenus et des richesses…
Un gouvernement qui met en œuvre son programme et en rend compte au peuple
2. Dans le corps du nouveau texte constitutionnel, il est évident que le cœur des réformes politiques, cristallisées autour des constantes de la monarchie parlementaire, revêtent des dimensions économiques qui répondent aux principales tares du système actuel exposées plus haut. C'est évidemment le cas des dispositions instituant une vraie séparation des pouvoirs, avec un gouvernement issu des urnes, qui gouverne pleinement, met en œuvre le programme sur lequel il s'est engagé avec les électeurs lui ayant majoritairement accordé leur confiance, et en assume tout aussi pleinement la responsabilité, devant le peuple et ses représentants au Parlement. Le pouvoir de contrôle de ce dernier devrait être renforcé, et en matière économique et financière, ce renforcement passerait nécessairement par la suppression de l'article 51 qui aujourd'hui revient pratiquement à empêcher les députés de faire aboutir tout amendement non désiré par le gouvernement, alors qu'il s'agit de la loi de finances, qui reste tout de même le moment fort au cours de toute une année pendant lequel les orientations économiques, financières et sociales de l'exécutif sont publiquement débattues et adoptées.
On sait depuis longtemps que l'état dans lequel se trouve notre système judiciaire constitue l'un des principaux obstacles au développement de l'investissement et plus généralement de l'entreprenariat. C'est dire l'impact économique décisif d'une vraie réforme de la justice qui commencerait par l'affirmation dans le texte constitutionnel de son indépendance, et la mise en place des règles et mécanismes institutionnels (au niveau du Conseil de la magistrature notamment) capable de garantir cette indépendance.
La nomination des hauts fonctionnaires et responsables d'établissements publics devrait relever de la responsabilité du gouvernement, mais pour certains parmi les plus importants, ce choix devra être validé par le Parlement après l'audition des personnes concernées. En tout état de cause, la reddition des comptes devrait être généralisée à tous les détenteurs d'un mandat public et bénéficiaire d'un financement pris en charge par la collectivité. Dans le même ordre d'idées, il apparaît tout à fait impératif de procéder à une minutieuse codification des cas de conflits d'intérêt pour en interdire l'avènement, tout comme il faudrait systématiser les déclarations de patrimoine avant et après toute prise de responsabilité publique, notamment à des postes potentiellement source d'enrichissement personnel.
3. Le troisième axe concerne les Instances de dialogue, d'évaluation, de contrôle et de moralisation de la vie publique. Il s'agit d'abord de garantir l'indépendance et renforcer les pouvoirs de celles qui existent, notamment la Cour des comptes, le Conseil de la Concurrence et l'Instance de prévention et de lutte contre la corruption, lesquels devraient en particulier voir leurs prérogatives élargies et leur aptitude à engager directement des poursuites judiciaires reconnue. Il faudrait aussi réhabiliter certaines qui existent mais qui sont peu à peu tombées en désuétude, à commencer par le Conseil supérieur du plan. En fait, maintenant que, même au sommet de l'Etat, on reconnaît à tout le moins l'inanité des « plans sectoriels », il est grand temps de s'employer à réhabiliter le Plan de développement économique et social, en tant que document stratégique exprimant une vision globale pour le développement du pays dans son ensemble. Enfin, il faudrait consacrer dans la Constitution le principe de l'évaluation des politiques publiques, à travers une Instance indépendante dédiée à cette tâche et dotée des moyens à même de lui permettre de s'acquitter convenablement de sa mission.
Il reste à rappeler cette évidence : la plus belle des réformes constitutionnelles ne vaudra que par la capacité et la volonté de la classe politique à la mettre en œuvre sans en trahir ni la lettre ni l'esprit. C'est dire à quel point la problématique de l'élite au Maroc reste posée avec acuité et peut constituer le vrai obstacle à l'évolution que l'immense majorité appelle de ses vœux. Sur le terrain de l'économie, s'il est certes nécessaire que le roi se retire des affaires et repense totalement les modes de gestion de sa fortune, c'est toute l'élite économique du pays –investisseurs, entrepreneurs, banquiers, commerçants…- qui est interpellée. Ce qui lui est d'abord demandé n'est rien moins qu'une véritable révolution culturelle, pour que, enfin, le slogan de « l'entreprise citoyenne » ait du sens.
Najib Akesbi
18 mai 2011


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