Avec un titre évocateur (Les yeux de l'exil) et un sous-titre (El Moro Jaime) que les intimes de Saïd (nom d'emprunt de l'auteur) se plairaient à répéter, le roman d'Abdelhamid Beyuki, qui vient de paraître aux éditions La Croisée des Chemins, est une petite merveille. Une écriture fluide qui ruisselle merveilleusement bien, transporte le lecteur d'un état à un autre, l'interpelle par moment, ou le surprend au tournant. Vingt et un chapitres et autant de sensations. L'angoisse lorsque la petite embarcation se lance au petit matin d'un jour de mars 1984, caressant la mer bleue et traversant en silence les premiers rayons du soleil pour emmener le fugitif Saïd vers l'autre rive, loin de Martil, de Tétouan ou encore de Rabat où il poursuivit ses études. Ce départ précipité, il le doit à la police qui cherche à l'arrêter comme tant d'autres jeunes, à la suite de la «révolte du pain» de 1984 qui a agité plusieurs grandes villes marocaines. Les sueurs froides lorsque l'affreux flic à la longue moustache noire s'obstine à le poursuivre dans ses rêves, et lorsque tout devient cauchemar la nuit dans la pension de la veille Abuela, rappelant l'année 1984 où il a réussi à fuir Rabat pour échapper à la prison. Il y a de la poésie aussi, lorsque l'auteur s'inspire de Mahmoud Darwich et de ses fameux vers qui rappellent les affres de l'exil et de l'éloignement : «Je suis de là-bas. Je suis d'ici et je ne suis ni là-bas ni ici. J'ai deux noms qui se rencontrent et se séparent, deux langues, mais j'ai oublié laquelle était celle de mes rêves». L'amitié et la fidélité lorsque Fernando le Chilien, Khalid le sabéen, et Daniel, le jeune avocat espagnol, l'aident à se loger. Il y a aussi ce moment où Saïd décide d'aider, au péril de sa vie, deux camarades à sortir clandestinement du pays vers l'Espagne par la porte de Sebta (Ceuta) après que ces derniers aient été condamnés à 30 ans de prison pour leur participation au soulèvement de 1984. La douceur et l'humanité sont présentes sous les traits de la vieille aubergiste Abuela et la religieuse Maruxa chargée du suivi de la demande d'exil de Saïd. L'étonnement lorsque Cécile, la belle Suédoise aux yeux bleus, est contrainte d'attendre son tour dans une salle d'accueil de la Croix Rouge pour demander l'asile politique. «Je ne suis pas folle», dit-elle à Saïd qui l'interpelle en plaisantant, étonné qu'une Suédoise demande l'exil à un pays qui sort à peine de la dictature franquiste. «C'est vrai, tu penses que je suis folle. Les véritables fous sont assis sur les trônes du pouvoir politique, médiatique et financier et même du pouvoir de juger qui est exilé et qui est fou, qui est la victime et qui est le bourreau. Ils brûlent le monde. Moi, je ne rêve que du soleil et je ne demande que ma part de sa chaleur». On perçoit de l'humour en imaginant le vieux Manolo, attablé au comptoir de «La Théière d'Argent» (Tacita de Plata), glosant sur les silhouettes des dames, fredonnant des morceaux de flamenco et sirotant sa bière. Il y a aussi le policier Javier, tiraillé entre sa femme et sa maîtresse, ivre de vin et de colère contre les jaloux et les médisants qui fréquentent l'endroit. On ressent l'amour qui emporte, l'amour qui rend heureux et audacieux (discours de Saïd lors d‘un meeting) lorsque la belle Isabel est tout près, souriante, et aimante. Mais on ressent également l'amour qui fait pleurer lorsqu'elle décide de partir loin de Saïd, non pas à cause de son infidélité, mais surtout par crainte «que leurs différences culturelles et éducatives ne transforment leur vie commune en enfer». Ce voyage à travers les vingt et un chapitres du roman est à la fois plaisant et éprouvant. Il donne la mesure d'une époque et d'une race de militants, d'exilés et d'immigrés, vieux dinosaures, aujourd'hui en voie de disparition. Dans «Les Yeux de l'exil», l'auteur, Abdelhamid Beyuki, fidèle en amitié, d'une honnêteté intellectuelle irréprochable, militant rigoureux qui ne badine pas avec les principes lorsqu'il s'agit de défendre les droits légitimes des Marocains du monde et les causes de la nation, dévoile une autre facette de sa personnalité: celle d'un romancier hors pair. Bon vent pour le roman et plein de bonnes choses pour Abdelhamid, l'ami, « El Moro Jaime».