C'est le drapeau palestinien qui a enveloppé de ses couleurs si reconnaissables, le corbillard menant Moumen Chbari à sa dernière demeure. Un geste lourd de symbolique, assumé par ceux qui l'ont porté en terre et que le défunt n'aurait certainement pas désavoué. Il dit le combat inachevé et tout le chemin qui reste à parcourir, pour que justice et dignité aient enfin droit de cité, à l'autre bout de la Méditerranée mais aussi sur les rivages de l'Atlantique, dans ce pays dont les dirigeants pactisent honteusement avec l'ennemi du peuple palestinien. Quant au drapeau rouge, frappé de l'étoile chérifienne, Moumen, même mort, aurait trouvé insupportable qu'il l'accompagnât pour son dernier voyage, tant il est associé aux souffrances qu'on lui a infligées de son vivant. Elles sont certainement à l'origine des pathologies lourdes qui ont fini par l'emporter. Car, disons-le, le Makhzen est, pour grande part, responsable de la disparition tragique de Moumen qu'il a pourchassé, torturé et emprisonné, remettant son sinistre métier sur l'ouvrage, plusieurs fois de suite, allant même jusqu'à s'en prendre à la famille, histoire d'en finir définitivement avec le militant. Toutes les victimes et les pathologistes vous le confirmeront, nul n'est jamais sorti indemne d'une confrontation avec la dictature marocaine, qu'elle ait eu pour théâtre Moulay Chérif, Dar El Mokri, Tazmamart, Kelaat Mgouna ouTémara. Des dizaines de milliers de personnes y ont laissé la vie. Les autres se contentent tout juste de survivre, perclus à tout jamais, d'abominables stigmates. Des siècles de pénitence aux bourreaux,des montagnes d'or et les thérapies les plus lourdes en institutions spécialisées ne suffiraient pas à racheter ces crimes du régime marocain voyou et rendre vie aux victimes de sa barbarie. L'Instance de Réconciliation et d'Equité, cette autre fumisterie, comme seul sait en concocter le Maroc, pourra se fendre de toutes les conclusions qu'elle voudra, histoire de blanchir son commanditaire, celui-ci n'en a cure. il continue de noircir obstinément des chapitres d'ignominie, jour après jour. Et lorsqu'on le croit fatigué d'écrire, il reprend de plus belle, comme ce dimanche, lorsqu'il s'en est pris aux manifestants qui réclamaient pacifiquement, la libération des détenus du vingt février, dans les rues de Rabat et Casablanca. Moumen aurait pu survivre à sa crise cardiaque. Mais pour cela, il aurait fallu qu'il se trouvât dans un pays où l'Etat est comptable du bien-être, de la santé et de la vie de ses citoyens. Tous ses citoyens. Son épouse raconte l'agonie de l'homme de sa vie, ce matin de vendredi. Interminable ! Et cette fichue ambulance, coincée quelque part, dans les embouteillages. Accablant ! Le pays qui ambitionne de grandir l'âme de quelques millions de retraités européens, se montre bien incapable d'acheminer des secours à un homme agonisant à quelques centaines de mètres. Accablant aussi parce que l'on apprend que des médecins ont laissé dans la nature un homme, dont ils savaient le coeur fragile, les artères obstruées et la glycémie instable. La famille du défunt ne s'y est d'ailleurs pas trompée. C'est vers une clinique qu'elle a acheminé Moumen, les hôpitaux ayant la fâcheuse réputation de vous achever, dès lors qu'il s'agit d'urgences vitales. Une santé publique misérable et capable du pire, lorsqu'elle s'applique au pauvre et si performante dès lors qu'il s'agit de porter secours au puissant. Moumen s'est donc éteint à 54 ans. Sous des cieux plus cléments, son âge et son expérience l'auraient conduit aux plus hautes destinées. Mais il avait, très tôt eu cette intuition infaillible, propre aux surdoués, que le régime insultait l'intelligence des marocains, en promettant toujours et ne tenant jamais. Jusqu'à son dernier souffle, il aura refusé de donner quitus à ce système politique qu'il haïssait et qui ressemble à une voiture balai, charriant dans son sillage, tant d'opportunistes et d' « aubainards » incompétents et tellement d'indigence, qu'elle s'achemine vers une sortie de route, à nulle autre pareille. Une fois Moumen enterré, comme pour repousser l'échéance cruelle des adieux et psychanalyser leur douleur, hommes et femmes ont promené leur tristesse à travers les allées du cimetière. Alors, un vieux militant a extirpé son téléphone portable et lui a fait entonner l'Internationale en français, avant de l'accompagner en sourdine. Bouleversant. Moment pathétique et grandiose à la fois, parce qu'il rappelle combien est long et solitaire le combat pour la dignité, mais que le bon droit et la justice finissent toujours par triompher de la tyrannie.