Malgré la maitrise de l'inflation, le pouvoir d'achat n'a augmenté ces dix dernières années que pour les 20% les plus riches. En cause : les disparités de revenus et la répartition inégalitaire des fruits de la croissance. " Pouvoir d'Achat : +4% par an depuis 10 ans", titrait en Une l'hebdomadaire La Vie Eco le 15 mars dernier. Voici donc une assertion factuelle qui peut être de prime abord facilement vérifiée. Elle incorpore aussi une assertion politique, qui se porterait caution, en quelque sorte, d'une politique publique potentiellement impopulaire (le démantèlement partiel ou total des subventions) que l'on justifierait par l'amélioration in fine du pouvoir d'achat des ménages ces dernières années. Commençons par le plus élémentaire : du fait de la différence du mode de calcul, le revenu moyen par ménage que je calcule pour la période 2001-2011 donne un résultat de 4.1% de croissance moyenne, marginalement différent des 3.9% avancés par La Vie Eco. En comparant l'évolution des prix à la consommation sur la même période, on observe qu'effectivement, pour un taux d'inflation moyen de 1.8%, il y a une amélioration réelle nette du revenu par ménage, et donc du pouvoir d'achat du consommateur. Comme le note à juste titre l'article de la Vie Eco, les ménages marocains auront bénéficié d'une baisse historique des taux d'inflation depuis l'indépendance, améliorant donc leur pouvoir d'achat de 2.1% en moyenne lors de la dernière décennie. Cependant, établir un jugement sur la seule base de ces résultats serait hâtif. En effet, le raisonnement présenté plus haut (et justifié dans l'article par un effet cumulé de politique fiscale et du dialogue social) ne prend pas en compte les disparités des revenus au Maroc ni la répartition des fruits de cette croissance : s'il s'avère que seule une minorité (celle-là même qui a bénéficié de la baisse d'impôt sur le revenu en 2007-2008) a vraiment amélioré son pouvoir d'achat, l'assertion devient fausse, et pose des questions embarrassantes quant à la validité des politiques engagées depuis 2001 : les dépenses de subvention bénéficient-elles aux couches défavorisées ? Les réductions des taux marginaux de l'IR n'ont-elles pas creusé les inégalités sociales ? Considérons maintenant la distribution des revenus au Maroc. Le résultat initial permettant de démontrer à priori que les ménages ont amélioré leur pouvoir d'achat est une vue de l'esprit, qui ne prend pas en compte l'élément essentiel des disparités dans la distribution des revenus de la croissance. On peut illustrer cette réalité en adaptant une boutade d'économiste bien connue : Si M. Miloud Chaâbi entre dans un café de classes populaires, les clients deviennent en moyenne des millionnaires, simplement parce que le revenu moyen des clients du café en question a été artificiellement gonflé par l'arrivée de M. Châabi. Mettons maintenant des chiffres sur l'évolution du revenu par ménage et la distribution des fruits de la croissance générée entre 2001 et 2011. Les résultats sont beaucoup plus mitigés, certainement plus pessimistes. Pour se faire une idée de ce creusement d'inégalités, on peut considérer l'évolution des parts relatives des déciles de ménages (tels que rapportés dans le dernier annuaire des indicateurs sociaux du HCP) comme un indicateur et de l'évolution de leurs revenus respectifs, et de la répartition des fruits de la croissance, ou encore la concentration des dépenses de consommation (dont la tendance dès 2001 est confirmée par les résultats d'enquêtes plus récentes). Pour illustrer ce résultat, on se décide à répartir les ménages marocains en deux populations, les 'nantis' (ceux dont les revenus les placent parmi les 20% les plus riches) et le reste (donc 80% de la population). Il s'avère que la croissance moyenne de 4% du pouvoir d'achat des ménages est une mauvaise moyenne, puisqu'elle correspond à la fois à une amélioration de près de 30% des revenus des 'nantis' et un déclin de 16.5% pour le reste des ménages. Dans ce cas particulier, l'argumentaire avancé par La Vie Eco basé sur les réductions du taux marginal et de la subvention inscrite au budget de la Caisse de Compensation explique parfaitement cet écart de progression (ou de régression) du pouvoir d'achat, ces deux mesures bénéficiant aux ménages les plus favorisés. Il est donc normal que l'amélioration théorique du pouvoir d'achat observé dans les agrégats bruts de l'économie nationale leur profitent principalement.