Les indépendantistes ont déposé un recours devant le Tribunal de l'Union européenne pour tenter de faire annuler l'accord agricole Maroc-UE. Une bombe à retardement pour le royaume ? Un mois après l'entrée en vigueur de l'accord agricole Maroc-UE, en octobre 2012, le Front Polisario a déposé un recours en annulation devant le Tribunal de l'Union européenne, à Bruxelles. La communication de ce recours vient tout juste d'être publiée au Journal officiel de l'UE, lançant ainsi la suite de la procédure. Le Polisario est représenté par maître Hafiz, avocat franco-algérien basé à Paris mais aussi vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM)... Le Polisario a -t-il le droit de s'opposer à cet accord agricole (et de pêche) ? Le Tribunal de l'UE est compétent pour traiter les recours déposés par des Etats membres contre la Commission ou le Conseil européen. Mais il peut aussi accepter des recours venant de particuliers si ces derniers dénoncent des actes des institutions européennes qui les concernent « directement et individuellement ». Dans cette affaire, le Polisario se dit concerné « en tant que représentant du peuple sahraoui ». Maintenant que le recours a été déposé, le dossier va être attribué à un groupement de juges qui va désigner un juge rapporteur. Ce dernier devra d'abord décider si le recours du Polisario est recevable ou non. C'est à dire qu'il devra notamment déterminer la représentativité du mouvement indépendantiste. Le Polisario peut s'appuyer sur les résolutions de l'Assemblée générale de l'ONU (non-contraignantes) qui le déclarent représenter le peuple sahraoui, et sur le fait qu'il est assis à la table des négociations avec le Maroc dans le cadre des Nations-Unies. Mais le Tribunal peut aussi s'estimer incompétent pour juger de cette représentativité, ou encore qu'elle n'est pas suffisante pour contester les actes en question. Dans ces cas-là, le recours du Polisario sera rejeté sans être examiné sur le fond. Et le mouvement indépendantiste perdra encore un peu plus de légitimité. C'est peut être pour cette raison que le Polisario n'a pas encore fait de publicité autour ce recours. Danger pour la diplomatie marocaine Si toutefois le Tribunal accepte d'instruire le recours du Polisario, la diplomatie marocaine aura du souci à se faire. S'appuyant sur le droit international et sur le statut juridique actuel du Sahara (toujours considéré comme un territoire non-autonome), le mouvement indépendantiste avance 5 arguments en faveur de sa requête : - Il n'a pas été consulté lors des négociations - L'accord agricole encourage « la politique d'annexion » du Maroc, dans le sens où il ne délimite pas clairement le territoire du Maroc et celui du Sahara. Il violerait ainsi les principes et valeurs de l'UE définis dans les traités européens. - L'accord agricole viole l'accord d'association UE-Maroc et la Convention des Nations-Unies sur le droit de la mer (délimitation du territoire et de la zone maritime). - L'accord viole certaines normes internationales comme le droit à l'autodétermination, l'effet relatif des traités et le droit international humanitaire - L'illéicité du comportement de l'UE en vertu du droit international entraîne l'illégalité des actes correspondants. Le Conseil de l'Union européenne devra répondre à ces arguments dans un mémoire écrit, auquel répondra aussi le Polisario. S'ensuivront les plaidoiries puis le délibéré des juges avant de prononcer l'arrêt (vote par consensus). La durée moyenne des procédures s'étale sur 26 mois selon les données communiquées à Lakome par le Tribunal de l'UE. « Intérêts et volonté du peuple sahraoui » à respecter selon l'ONU En s'appuyant sur le statut juridique actuel du territoire, le Polisario semble être en position de force. Le premier avis juridique émis quant à la légalité de l'exploitation des ressources du Sahara par le Maroc date de 2002. Saisi par le Conseil de sécurité de l'ONU, le Secrétaire Général adjoint chargé des affaires juridiques, Hans Corell, avait alors examiné la jurisprudence et déterminé que l'exploitation par le Maroc (en tant que puissance administrante de facto d'un territoire non-autonome) n'était pas illégale en soi. Selon l'avis juridique, elle doit toutefois suivre un impératif pour être conforme au droit international : répondre « aux intérêts et à la volonté du peuple du Sahara occidental », qui reste souverain sur ses ressources. Bien que cet avis ne soit pas contraignant juridiquement, il a été repris à deux occasions par le service juridique du Parlement européen, à propos de l'accord de pêche Maroc-UE. En 2006, le premier avis indiquait que l'accord de pêche n'était pas illégal en soi car le territoire du Sahara n'était pas explicitement mentionné dans l'accord (qui est entré en vigueur en 2007). Selon cet avis, seule la mise en œuvre de l'accord permettrait de voir s'il viole ou pas le droit international. En 2009, saisi une deuxième fois à l'occasion du renouvellement de l'accord de pêche, le service juridique du Parlement européen avait examiné sa mise en œuvre et constaté que les eaux du Sahara étaient en pratique inclues dans l'accord. Il n'a toutefois pas pu déterminer dans quelle mesure la population sahraouie avait bénéficié de l'accord, le Maroc ayant refusé de communiquer les informations nécessaires. Le service juridique rappelait l'avis de l'ONU de 2002 : « La conformité avec le droit international exige que les activités économiques relatives aux ressources naturelles d'un Territoire Non Autonome soient menées aux bénéfices du peuple du Territoire et en conformité avec leurs souhaits. » L'avis juridique du Parlement européen demandait donc la suspension de l'accord ou d'écarter les eaux du Sahara de l'accord en cas de non-conformité avec « les principes du droit international concernant les droits du peuple Sahraoui sur ses ressources naturelles, principes que la Communauté est tenue de respecter[...] ». L'Exécutif européen au secours du Maroc En septembre 2011, alors que le protocole de l'accord de pêche avait été renouvelé pour un an en attendant le vote du parlement, le lobby pro-polisario avait essayé de saisir la Cour de justice européenne pour que cette dernière tranche définitivement sur la légalité de l'accord. La saisie a été refusée de justesse par les eurodéputés (221 votes pour, 301 contre et 30 abstentions). Deux mois plus tard, en décembre 2011, le Parlement européen mettait toutefois fin à l'accord de pêche en votant contre sa prolongation. Prenant en compte l'avenir de ses relations avec le Maroc, l'exécutif européen avait donné de son côté sa propre interprétation de l'avis juridique de l'ONU de 2002 : il suffirait selon la Commission européenne que l'accord bénéficie « à la population locale » pour être conforme au droit international, sans avoir à délimiter explicitement les deux territoires. Cette position a été confirmée par l'Ambassadeur de l'UE au Maroc lors de son récent entretien avec Lakome. Cette interprétation de l'exécutif européen a fait bondir Hans Corell, l'auteur de l'avis juridique de l'ONU de 2002. Dans une présentation publiée en 2008, dans laquelle il revenait sur le contexte et les motivations de son avis juridique, Hans Corell affirmait : « En tant qu'européen, je suis embarrassé. On attendrait de l'Europe – et de la Commission en particulier - qu'elle donne l'exemple en appliquant les standards légaux internationaux les plus élevés concernant un problème de cette nature. Quelles que soient les circonstances, je pensais qu'il était évident qu'un accord de cette nature qui ne fait pas la distinction entre les eaux adjacentes au Sahara occidental et les eaux adjacentes au Maroc, violerait le droit international ». Les négociations actuelles en péril ? Au-delà de ce recours du Polisario, les négociations actuelles pour conclure un nouvel accord de pêche sont toujours confrontées au même problème de conformité au droit international. Lors du dernier Conseil européen sur l'agriculture et la pêche, tenu les 25 et 26 février derniers, un point a été fait sur l'état des négociations entre l'UE et le Maroc. Le communiqué de la réunion indique que « plusieurs délégations ont souligné la nécessité pour le protocole d'inclure une clause sur les droits de l'homme et de respecter le droit international [...] ». A tout le moins, le Maroc serait obligé de fournir des données socio-économiques spécifiques à la population sahraouie, pour prouver aux européens qu'elle tire un bénéfice de l'accord de pêche. Mais si le recours du Polisario passe au Tribunal de l'UE et que ce dernier lui donne raison, la situation sera beaucoup plus grave pour le Maroc : non seulement les accords devront être renégociés en séparant clairement le Maroc du Sahara, mais le Polisario aurait également son mot à dire lors des négociations quant aux termes de l'accord et l'utilisation de la contrepartie financière de l'UE. La bataille juridique qui vient de s'ouvrir s'avère donc cruciale pour la position marocaine...