Depuis plus d'un an, une association de juges, née dans la foulée du printemps arabe, lutte pour l'indépendance de la justice. Le combat que mènent ces magistrats révèle, à lui seul, les contradictions du régime politique marocain. «Toutes les questions des enquêteurs tournaient autour de mes opinions publiées dans la presse», explique Adil Fathi, juge au tribunal de Taza (Nord), qui a passé un interrogatoire dans les couloirs du ministère de la justice, le mardi 16 octobre 2012. Le Maroc reproche à ce juge, de donner son avis sur le système judiciaire, sur les services de sécurité et sur les réformes annoncées. Et il n'est pas le seul. En l'espace d'un an, les magistrats marocains sont devenus des rebelles surveillés de très près. Avant Adil Fathi, Yassine Mkhalli, président du Club des magistrats, association interdite lors de sa création (mais tolérée actuellement), a aussi passé des heures d'interrogatoires, suite à des déclarations où il dénonçait des prisons qui «échappaient complètement au contrôle du ministère de le Justice». Le vice président de la même association, Mohamed Anbar, a déjà résisté à deux tentatives de mutation, et dit être «au placard» depuis le début de ses activités au Club des magistrats. Adossés à une table, Yassine Mkhalli et Mohamed Anbar parlent de leur dernière aventure : la manifestation des juges marocains. Une première dans l'histoire du pays. « Mon intervention sur Aljazeera ne s'est pas très bien passée. La communication téléphonique était de mauvaise qualité », dit Yassine Mkhalli, en profitant d'une matinée ensoleillée dans la capitale Rabat. «Oui, mais malgré ça, je suis quand même satisfait de la couverture médiatique », répond Mohamed Anbar. En effet, une armée de journalistes est venue pour suivre la démonstration des robes noires début octobre. Selon le Club des magistrats, 2200 juges ont demandé haut et fort « l'indépendance de la justice au Maroc et une augmentation des salaires». L'endroit choisi est aussi symbolique : la rue qui passe devant la Cour de cassation. Le ministre de la Justice s'est fendu d'un communiqué pour dénoncer une « surenchère » de la part des juges. « L'étape actuelle est celle d'une réforme globale et profonde du système judiciaire à laquelle les magistrats doivent contribuer de manière positive, à travers un travail professionnel de qualité ... et non via des sit-in et des slogans répétés par tous et en toutes occasions», lit-on sur le communiqué diffusé par la Map, l'agence de presse officielle. «Nous avons commencé à nous rassembler sur Facebook, après la naissance du Mouvement 20 février. Nous avons profité de cette ambiance, et avons créé une page et des dizaines de juges l'ont rejoint en l'espace de quelques jours», raconte Mohamed Anbar. En effet, après la chute de Ben Ali, la jeunesse marocaine s'organise à son tour à l'instar des autres pays de la région. La monarchie marocaine sent le vent tourner et propose une nouvelle constitution qui donne plus de pouvoir au gouvernement, et élève le statut de la justice à un « Pouvoir » à part entière. Le nouveau texte propose aussi aux magistrats le droit d'association, et le droit de faire appel devant les décisions de la cour suprême. Portés par la fièvre de la contestation, les juges se rassemblent le 20 août 2011 dans une école de la capitale Rabat pour créer leur première association indépendante. La réponse des autorités ne se fait pas attendre, et le rassemblement est interdit par le ministère de l'intérieur. Les juges s'accrochent à leur droit d'association garantie par la nouvelle constitution, et font élire les bureaux de leur association dans la rue. En novembre 2011, des élections anticipées sont organisées et les islamistes du PJD (Parti de la justice et développement) arrivent en tête. Et pour la première fois, un avocat militant, ayant défendu des opposants politiques, des journalistes et des salafistes, hérite du département de la Justice. «J'ai senti de la bonne volonté et j'avais l'impression que tout n'était plus qu'une question de temps quand j'ai vu que Mustapha Ramid était nommé ministre de la Justice», lance Yassine Mkhalli. Mais le temps a finit par désenchanter le Club des magistrats du Maroc. Le nouveau ministre déclare la guerre à l'association des juges, et les lois organiques qui donneront naissance au Pouvoir judiciaire marocain ne sont toujours pas sorties, plus d'un an après le vote de la constitution. Sur le texte de la nouvelle constitution on peut lire que le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Et que tout manquement de la part d'un juge à ses devoirs d'indépendance et d'impartialité, constitue une faute professionnelle grave. La loi prévoit aussi des sanctions contre toute personne qui tente d'influencer un juge. Un Conseil supérieur du pouvoir judiciaire, rattaché directement au roi, est censé donné vie à toute cette littérature. «Les juges demandent l'indépendance du ministère de la justice pour dépendre d'un Conseil présidé par le roi, qui fait aussi partie du pouvoir exécutif. Donc on ne peut pas rêver d'une véritable indépendance de la justice, même si les revendications de ces juges sont réalisées», explique Omar Bendouro, constitutionnaliste et politologue à l'université Mohamed V de Rabat. Or, poursuit-il, «On ne peut pas parler d'un pouvoir judiciaire sans la fameuse séparation des pouvoirs. Au Maroc, une seule personne détient tous les pouvoirs entre ses mains, et tout le monde, y compris les juges, dépend de lui». «Notre association n'entre pas dans les considérations politiques, tout ce que nous demandons c'est l'application des articles de la constitution», affirme de son côté Yassine Mkhalli. «Je ne sais pas qui tire les ficelles et je ne veux pas le savoir. Je suis un homme de droit, et je sais que la constitution marocaine me garantit désormais mon espace de liberté, et je compte en profiter» insiste-t-il. Le bras de fer est engagé mais la situation reste inchangée. Sur les 3746 juges qui exercent au Maroc, la moitié est payée moins de 850 euros par mois. Durant les deux premières années qui suivent l'affectation, les jeunes juges touchent à peine 350 euros. « Avec un salaire pareil, le jeune juge devient une proie facile face à des fonctionnaires louches, des notables et des intermédiaires de toute sorte. Certains lui proposent un appartement, d'autres des crédits gratuits pour ses meubles, et son indépendance se retrouve compromise, des fois dès la première semaine de sa carrière. Bienvenu dans l'enfer de la corruption », témoigne Mohamed Anbar, juge à la Cour de Cassation. «Le système judiciaire au Maroc est un moyen de légitimer la répression de l'opposition politiques», conclut un rapport commandé par l'Union européenne et réalisé par l'Association Adala, qui milite pour l'indépendance de la justice. Mais à ce niveau-là de débat, aucun juge marocain n'a encore osé s'exprimer...