Après la décision du Conseil constitutionnel Peut-on dire que seules les formations politiques sont habilitées à jouer leur rôle de représentation des citoyens ? Est-il vrai que la participation des “sans appartenance politique” est susceptible de dénaturer les élections ? L'entrée massive des “sans appartenance politique” aux institutions représentatives peut-elle justifier la tendance de l'hégémonie des technocrates ? Toutes ces interrogations et d'autres sont posées après la décision du Conseil constitutionnel, prise le 25 juin dernier, de faire prévaloir le droit des “ sans appartenance politique ” à se porter candidats aux élections. Cette décision incite à réfléchir sur les raisons politiques et juridiques qui sous-tendent cette participation. Les raisons juridiques Tout d'abord, il n'y a aucun texte juridique qui interdit aux indépendants ou “ sans appartenance politique ” de se porter candidats aux élections législatives ou communales. De toute l'histoire des élections communales organisées au Maroc depuis 1963, aucun problème juridique n'a été posé à ce niveau. Sur le plan des élections législatives de 1963 et 1977 aucun problème de ce genre n'a été soulevé. Ce n'est que lors des élections de 1984 que feu Sa Majesté Hassan II devait, dans son discours du 20 août, présenter une interprétation de l'article 3 de la Constitution et décréter l'interdiction aux “ sans appartenance politique ” de se présenter aux élections. D'après cette interprétation, seuls les candidats justifiant d'une caution partisane sont habilités à se présenter aux élections. Il n'est pas nécessaire de revenir sur les motivations politiques qui ont conditionné la décision royale, mais il est utile de constater que les autorités publiques se sont comportées vis-à-vis de cette interprétation avec une certaine sélectivité. A cet égard, il faut rappeler que dans certains cas, elles interdisaient les candidatures des indépendants et comme en 1993, elle les ont permises. Cette problématique allait se poser lors de l'élection de la Chambre des conseillers. Or, les 3/5e des membres de cette Chambre proviennent des conseils communaux élus sur la base du scrutin de liste à la proportionnelle. Mais la grande majorité des conseillers communaux est constituée des “ sans appartenance politique ”. C'est pourquoi cette catégorie a essayé de présenter des listes indépendantes qui devaient être refusées après un arbitrage royal entérinant l'interprétation de l'article 3 de la Constitution. Après ces épisodes, le débat est resté suspendu puisque la situation ne s'était pas clarifiée ni juridiquement ni politiquement. A présent, la décision du Conseil constitutionnel est-elle venue répondre juridiquement aux interrogations posées et, par là même, à transcender les interprétations politiques ? Le Conseil a statué sur la non constitutionnalité de certaines dispositions de la loi organique pour l'élection de la Chambre des représentants. En effet, l'interdiction des “ sans appartenance politique ” est contraire à l'article 9 de la Constitution qui garantit la liberté d'appartenance des citoyens et à l'article 12 qui garantit l'égalité des citoyens quant à l'accès aux postes de responsabilité publique. Les raisons politiques Durant toutes les élections que le Maroc a connues, les indépendants ont de tout temps constitué une force appréciable que ce soit au niveau des candidatures qu'à celui des sièges remportés. Ceci va des premières élections de 1962 à celles de 1997. Pour illustrer cette force, les chiffres parlent d'eux-mêmes. Ainsi, lors des élections de novembre 1976, les candidats indépendants ont totalisé 24.816 dont 8607 ont été élus. Le parti de l'Istiqlal a présenté 7898 candidats et fait élire 2184. Le Mouvement populaire a présenté 3120 candidats et fait élire 1045. L'Union socialiste des forces populaires a présenté 3091 candidats dont 847 ont été élus. Les indépendants étaient également présents lors des législatives. Ainsi, en 1963, le premier parlement était constitué de 69 députés du FDIC, 41 députés de l'Istiqlal, 28 députés de l'UNFP et 6 indépendants ( neutres). Mais c'est en 1977 que les indépendants vont faire une entrée en force au parlement, puisqu'ils ont raflé 140 sièges devant l'Istiqlal avec 49 sièges, le Mouvement populaire avec 45 sièges et l'USFP avec 15 sièges. Entre 1963 date de la première apparition des neutres indépendants et 1977 où les indépendants allaient, par la suite, constituer le Rassemblement national des indépendants, les partis politiques ont mené une véritable croisade contre ce phénomène. C'est ainsi qu'ils ont été nommés membres du “ parti clandestin ” manipulé par les autorités publiques. Or, si cette accusation n'est pas dénuée de tout fondement, un grand nombre de candidats indépendants se présentaient par eux-mêmes soit pour aspirer à améliorer leurs conditions sociales, soit parce qu'ils considéraient qu'ils pouvaient contribuer à la vie politique sans avoir recours à une étiquette partisane. Il est évident que cette problématique des indépendants a donné lieu à une confusion entre le concept de l'appartenance partisane et la politisation. Dans ce cadre, les formations politiques estimaient que les candidats indépendants étaient dépolitisés. Pour leur part, les indépendants considéraient, en revanche, qu'ils étaient plus politisés que les partisans. Les indépendants et le scrutin de liste L'adoption du scrutin de liste à la proportionnelle avec le plus grand reste n'a été possible qu'après de longues et pénibles négociations. Ce long processus a été inauguré en l'an 2000 par la Commission consultative royale dont les conclusions ont été par la suite finalisées par la Commission technique du ministère de l'Intérieur. Le choix du scrutin de liste a été justifié par le souci d'instaurer une nouvelle culture électorale basée sur le vote sur des programmes et des idées. Ce choix s'articulait également sur le souci de barrer la route aux indépendants en conformité avec l'interprétation de feu S.M. Hassan II des dispositions de l'article 3 de la Constitution. C'est pourquoi le projet de loi organique de la Chambre des représentants avait clairement imposé aux candidats de justifier de leur appartenance politique. Mais, maintenant après le rejet par le Conseil constitutionnel de cette disposition, pourra-t-on dire que cette décision remet en cause le principe même et le contenu du scrutin de liste ? Ne verra-t-on pas certains partis revendiquer le maintien du scrutin uninominal ? Pour dépasser cette problématique, certains font dire à la décision du Conseil constitutionnel ce qu'elle ne dit pas. Il s'agit notamment de la disposition contenue dans un paragraphe qui fait accompagner la candidature SAP de conditions selon les termes de l'article 37 de la Constitution. Le projet gouvernemental insiste en effet sur l'obligation pour la liste SAP de présenter un programme politique et économique écrit. Ces conditions nous incitent à formuler les remarques suivantes : Primo, la loi organique qui renvoie à l'article 37 constitue elle-même un prolongement à la Constitution et de ce fait toutes ses dispositions doivent être conformes à l'esprit et à la lettre de la Constitution. Secundo, l'article 37 prévoit les conditions d'éligibilité et les conditions d'incompatibilité. Or, ces conditions sont valables pour tous les candidats qu'ils soient indépendants ou membres de formations politiques. Tertio, imposer aux indépendants la présentation de programmes politiques, dans le cadre du scrutin de liste à la proportionnelle, débouchera sur la création de fait de partis politiques et vide ainsi la décision du Conseil constitutionnel de toute sa substance. L'objectif des élections Traiter la question de la participation des indépendants, incite à s'interroger sur la finalité même des élections. Bien entendu, parmi les objectifs des opérations électorales, il y a l'éclosion d'une nouvelle carte politique. Quand les indépendants sont interdits, nombre d'entre eux préfèrent rejoindre momentanément certaines formations et, par conséquent, les résultats des élections ne peuvent pas refléter fidèlement la carte politique réelle du pays, puisque le décompte des sièges remportés par les partis inclut également ces indépendants. A notre sens, interdire les candidatures SAP dans les conditions subjectives et objectives actuelles ne contribuera pas à faire évoluer l'action politique. Il y aura un grand nombre de points négatifs rapportés à cette interdiction. En effet, c'est d'abord une atteinte aux droits fondamentaux et aux libertés individuelles des citoyens. D'ailleurs la décision du Conseil constitutionnel fait référence à l'article 9 de la Constitution qui stipule que tous les citoyens sont égaux. Elle consacrera ensuite une sorte de dictature des partis et ouvrira la voie aux marchandages autour des cautions des partis. Mais la pire des situations sera celle qui conduira à l'amplification du phénomène du nomadisme partisan. En effet, les candidats qui ont été obligés de se rallier à un parti n'éprouvent, dans la majorité des cas, aucun sens de l'engagement vis-à-vis de la formation-mère. Il y a lieu de s'interroger sur la position des partis politiques qui refusent la participation des indépendants aux élections. En effet, les partis justifient ce refus par le fait que la gestion des affaires publiques doit être de la responsabilité de formations ayant un programme politique, économique et social clair. Ce qui n'est pas le cas des “ sans appartenance politique ”. Cette motivation serait amplement justifiée si les partis jouaient véritablement leur rôle dans l'encadrement politique des citoyens. Or, à défaut de cet encadrement, plusieurs partis accordent les cautions aux indépendants. Ce phénomène conduit au dopage momentané des partis qui, une fois les élections passées, commencent à perdre petit à petit leurs âmes et leurs rangs se rétrécissent comme une peau de chagrin. Le choix du scrutin de liste a été justifié par le souci d'instaurer une nouvelle culture électorale basée sur le vote sur des programmes et des idées. Ce choix s'articulait également sur le souci de barrer la route aux indépendants en conformité avec l'interprétation de feu S.M. Hassan II des dispositions de l'article 3 de la Constitution.