Son histoire est pour le moins bizarre. Ce jeune homme qui n'a pas encore la trentaine ne se résout pas à déballer «sa vérité». Il recule à chaque fois qu'il est question de parler de son crime pour lequel il purge une peine de mort à la prison centrale de Kénitra. Une fois, il pousse un cri d'innocence et décide de parler, mais deux minutes plus tard, il se terre dans le silence et contemple la beauté immaculée de sa djellaba blanche, ses jolies babouches jaunes et son chapelet qu'il égrène comme d'autres des jours noirs dans le pavillon B du couloir de la mort. Abderrahim B. crie haut et fort son innocence, mais ne fait rien pour la prouver, cette hypothétique innocence qui finit par se diluer tant la nature du crime et l'attitude du concerné restent louches. Voici l'histoire d'un jeune fqih, à la fois voyant et guérisseur accusé du meurtre crapuleux d'une jeune femme, jetée sur une route entre Sidi Bennour et El Jadida. Pour ceux qui connaissent mal la nature humaine, une rencontre aussi fortuite avec un tel bonhomme peut, très vite, se muer en une spéléologie des intentions. Non pas qu'Abderrahim (à sa demande nous avons changé son nom) soit un personnage hermétique mâtiné d'un sombre individu capable du pire ou du meilleur, mais il y a en lui cette retenue qui n'inspire pas l'ouverture. Une réserve qui peut soudainement devenir exubérance, mais où rien d'essentiel ne transparaît. Abderrahim vous donne l'impression d'un homme sans repères qui se meut au gré des instants, chacun avec son lot de hauts et de bas et si l'on croit sa thèse sur la vie, les bas sont plus lourds que les hauts. C'est dans la région d'El Jadida, à quelques encablures du fleuve Oum Errabii qu'Abderrahim a grandi. Un fqih au pays des incertains Les études sont une parenthèse sans enchantement. Très vite, il s'est rendu compte qu'il avait un don. Ou plutôt ce sont d'autres qui se sont saisis de cette nature voyante qui a pris naissance dans le cœur d'un jeune adolescent qui peut te dire que dans trois heures, trois jours ou trois mois ta vie va prendre un tournant autre et que les oiseaux vont te servir un chant matinal des plus beaux. «J'ai toujours eu cette faculté de voir des choses que d'autres ne pouvaient pas toucher ni dans l'esprit ni dans le cœur. Car, et beaucoup ne le savent pas, c'est une affaire à la fois de mental et d'intelligence, celle du cœur, ou alors plus précisément celle du ventre. Moi, quand je sens des choses, c'est dans le creux du ventre que je palpe la vérité des gens. Je peux alors voir leur avenir. Et il ne faut pas penser que c'est toujours le cas à chaque fois que quelqu'un se présente et me demande de l'aider. Il y a des fois où rien ne se passe et les gens n'acceptent pas que je leur dise que je ne suis pas capable de leur révéler des secrets sur l'avenir. D'autres peuvent se contenter de ce qu'on leur dit et peuvent revenir plus tard chercher une réponse à des questions urgentes. Aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours su que je pouvais voir ce que d'autres ne voient pas et il a été écrit qu'il fallait que j'aide les autres. Alors j'en ai fait un métier plus pour les gens qui sont dans la nécessité de savoir que pour moi». L'histoire de la voyance est arrivée, paraît-il, sans prévenir. Un jour, il a pris note d'un événement qui allait se produire. Il en a averti un proche et la chose a eu lieu. Le proche est venu le voir pour lui dire qu'il pourrait faire fructifier ce don. Et l'affaire a été lancée entre doute et envie de prospérer. En un rien de temps le jeune prodige est devenu une célébrité dans la région et les visiteurs affluaient pour voir cet adolescent qui peut leur dire «tout sur tout». Et les femmes s'en mêlent... «Tout allait bien. J'arrivais à faire mon travail et je dois avouer que je trouvais une grande satisfaction à aider les autres. J'étais conscient de mon pouvoir de les soulager ne serait-ce qu'on leur disant de se rassurer et que les choses allaient s'arranger. Vous savez quand les gens sont désespérés, il suffit de peu pour les soulager de leur douleur. Je faisais un peu office de médecin et de psychologue». Abderrahim a beaucoup lu pour étayer ses thèses sur son savoir secret. Il se prend réellement pour une espèce de psychothérapeute qui doit aider les autres à mieux circuler dans la cohue du monde. «Dans ce métier, ce sont toujours les femmes qui viennent consulter plus que les hommes. Du moins, c'est mon expérience. J'ai eu affaire à des centaines de femmes pour qui les choses n'allaient pas. Alors, évidemment, il y a toujours des choses qui se passent». Des histoires de femmes, voilà ce qu'il dit à demi-mot. Oui, certaines femmes ont été attirées par le savoir et la jeunesse d'un bonhomme qui pouvait les aider. Et quand on se met devant un type qui n'est pas repoussant physiquement et qui, de surcroît, peut résoudre vos problèmes les plus récalcitrants, il faut beaucoup pour résister. Et il y a eu certaines femmes qui ont décidé de franchir le pas et de succomber aux charmes multiples du diseur de bonne aventure. «Je ne voulais pas céder à ce type d'affaires. J'ai eu dans mon entourage un bonhomme qui me donnait des conseils. Il m'avait averti que c'était là la chose à ne pas faire. J'ai résisté et vous savez ce que c'est, surtout que j'étais plus jeune et je ne savais pas ce qu'il fallait faire au juste, mais un jour, il y a eu des choses qui m'ont dépassé et je me suis trouvé dans des situations inconfortables». Quand Abderrahim parle de situations embarrassantes, il faut comprendre que le sexe n'est pas étranger à cet inconfort qu'il dit regretter amèrement. Bien sûr, un homme a des difficultés à dire non à une femme qui lui fait des avances, c'est classique, mais quand l'homme est doublé d'un fqih qui vous dit la vérité sur ce qui adviendra de vous, on peut aisément comprendre que les femmes sautaient sans crier gare au cou du jeune savant. Bref, on comprend, toujours à demi-mot, que d'autres aventures ont eu lieu. Il n'y a toujours pas de clarté dans les propos du fqih, mais on peut déduire de ses dires quelques bribes sur son passé. Ce qu'on récolte dans l'entourage d'Abderrahim au fond du couloir de la mort, ce sont plusieurs versions sur sa vie passée. On ne peut pas se fier à une seule approche puisque le bonhomme a, lui-même, livré tant de choses au gré des rencontres, qu'on ne sait plus quelle est la part d'ombre et de clarté dans tout ceci. Un amour de fqih Mais quoi qu'il en soit, on peut toujours tenter des recoupements. Selon des proches dans le pavillon B, Abderrahim aurait eu plusieurs histoires sans lendemain : «Il dit tant de choses et, à chaque fois, il faut garder en mémoire les autres bouts déjà racontés dans le passé. Avec lui, on ne sait jamais, mais une chose est sûre, ce type avait des affaires compliquées avec les femmes. Et je dois dire qu'il faut être fou de faire ce qu'il a fait surtout dans un boulot aussi sensibles où les femmes peuvent devenir des sangsues». Les dires des uns et des autres détaillent une sombre histoire enveloppée dans un mystère. Que s'est-il passé ce jour-là près d'une mosquée dans un patelin pas loin d'El Jadida ? Ce ne sont pas les versions successives d'Abderrahim qui vont nous permettre de démêler l'écheveau dans une affaire de meurtre et de volonté certaine de se débarrasser d'un cadavre de jeune fille quelque part dans la forêt pas très loin de la mer. Pour le fqih, les choses sont claires. Il dit ne pas avoir tué cette femme. «Non, je suis catégorique, je suis victime d'un immense complot». Lequel? Et quelles fins ? Il ne dira pas plus, mais, comme d'habitude, à demi-mot, il laisse entendre que c'était là une affaire d'argent pour sauver la peau d'un autre et lui faire porter le chapeau. Mais pourquoi lui et pas un autre ? «Le destin». C'est ce qu'il avance comme argument imparable. «Une machination. Il fallait trouver un coupable. Je faisais l'affaire, et on a pris mon nom pour en finir avec cette sombre histoire». Le crime en question L'affaire est dégueulasse. Une jeune femme est assassinée. Sauvagement. Un crime crapuleux. Un meurtre de ceux qui nous font douter de l'humanité entière. Il y a viol, il y a kidnapping, il y a violence physique et de surcroît un assassinat pour masquer le tout. Puis le cadavre est jeté près d'une forêt. Il y a aussi des témoins qui ont vu la voiture qui a emmené cette jeune fille. Il y a des indices, il y a des aveux et surtout il y a une relation entre la fille dont on a trouvé le cadavre et le fqih en question. Et il y a tant d'autres choses que le même fqih aurait racontées dans le couloir à ses amis dans des moments où il était d'humeur à s'épancher. «Il a laissé entendre qu'il avait une relation avec cette jeune femme, mais il insiste en répétant qu'il n'a rien à voir avec son meurtre. Moi je veux bien le croire, mais, par expérience, je sais qu'il est rare que l'on soit jugé au couloir de la mort pour des soupçons. Je ne dis pas qu'il a tué, mais je me pose des questions ». Pour Abderrahim, les choses sont claires : «Je l'ai vue. Elle est venue me voir quelques fois et il n'y a rien de plus entre nous. La fille a eu un problème, je suppose. Elle a été dans une mauvaise passe et le destin a fait que quelqu'un l'a tué. Ce n'est pas moi, c'est ce dont je suis sûr. Qui l'a fait? J'ai ma petite idée, mais je garde tout cela pour moi». Encore l'un des fameux mystères de monsieur le Fqih. Du moment qu'il sait ou du moins il a sa petite idée sur la question, pourquoi garde-t-il le silence ? Pas de réponse, c'est pour des raisons que lui seul connaît qu'il se tait. Soit, monsieur le fqih. Et quoi d'autre ? A-t-il envie de clamer son innocence auprès de ses amis détenus alors que la justice se ferait un plaisir de mettre la main, comme il le dit, sur «le véritable tueur» ? Abderrahim sombre alors dans des pensées intimes. Que peut-il ruminer en aparté ? Personne ne pourra le dire. Mais quand le retour à la réalité se fait, le fqih nous dit de but en blanc, qu'il va un jour faire éclater la vérité. Entre temps, cela fait plusieurs années qu'il arpente le couloir de la mort. Mais revenons à ce que l'on sait sur ce meurtre. Une jeune fille dont on ne révèlera pas le nom se trouve en prises avec une sale affaire. Des copains, une voiture, un peu d'alcool, une partie de sexe, et le tour est joué. Il y aurait eu viol et même à plusieurs. Où ? Chez le fqih, qui nie évidemment malgré les recoupements de la police et les témoins. Quoi qu'il en soit. La fille se trouve très vite dans une spirale où la violence prend le dessus. La spirale devient un tourbillon et tout le monde perd le nord. On aperçoit une voiture avec la fille à bord et le fqih avec un autre acolyte. Puis le lendemain, les gendarmes sont avertis parce qu'un cadavre est trouvé sur la route. C'est la jeune fille. On remonte vite la piste du fqih qui nie tout, mais qui finira par avouer des choses qu'il nie aujourd'hui avoir avoué. Bref, les choses se corsent. Le fqih est dans la mouise. Devant les preuves, il reste de marbre. Et là, il faut chercher la vérité sur plusieurs pistes. D'abord quelle relation y avait-il entre lui et la fille ? Un rapport normal. «Elle est venue consulter ». Le fqih ne dira rien De fil en aguille, on se trouve sympathique, et certains disent que le fqih aurait couché avec la fille. Une histoire d'amour ? Peut-être du point de vue de la jeune fille. Ce qui pourrait pousser le fqih à vouloir s'en débarrasser surtout que d'autres disent qu'il avait une autre maîtresse plus ponctuelle. Que se passe-t-il quand un homme veut éviter de se faire prendre ? Il peut faire éclater le morceau et dire adieu aux deux femmes comme il peut vouloir jouer pour sauver la face. Abderrahim aurait choisi la deuxième option. Et pour d'autres co-détenus, il est même probable qu'il y a la main d'une femme dans ce crime. Et comme personne ne semble détenir les clés de la vérité, on va dire que le fqih peut nous aider. Niet et niet. Il décide de ne rien dire sur cette probable présence féminine qui aurait ourdi le nœud de toute cette trame pas si claire qu'il n'y paraît. Dans le village, la femme en question a bel et bien existé alors quel rôle aurait-elle joué dans cette affaire ? On ne le saura jamais. Il paraît que le fqih aurait très vite écarté la piste de cette concubine qui aurait achevé la jeune fille. Tactique somme toute très efficace pour alléger les soupçons. Et Abderrahim doit endosser un crime lourd de conséquences pour lequel il purge une peine interminable dans le pavillon B. «On put raconter ce qu'on veut. Personne ne connaît a vérité. Je suis le seul à pouvoir dire ce qui s'était passé ce jour-là. Je sais où j'étais, avec qui j'étais. Et tout ce que vous pouvez me sortir n'y changera rien. Vous ne savez qu'une partie infime de cette histoire avec tout ce que les gens ici vous en dit. On dit que c'est moi, soit. Même si la vérité est ailleurs. Mais sachez qu'un jour je prouverai que ce n'était pas moi ». Comment ? Lui seul connaît l'avenir. N'est-il pas le fqih diseur de bonne aventure ?